Y aurait-il un djihad bouddhique?
L’ouvrage de Brian Victoria intitulé Le zen en guerre est paru en septembre 2001 aux éditions du Seuil, dans une traduction de Luc Boussard et préfacé par Jean-Pierre Berthon. L’auteur y dénonce l’inféodation du clergé bouddhiste du Japon au totalitarisme et à l’impérialisme qui se sont emparé de l’archipel nippon entre la fin du XIXe siècle et la défaite de 1945. Les Japonais ont-ils dénaturé le message originel du Bouddha ou les enseignements bouddhiques étaient-ils dès l’origine porteurs de cette dérive?
Le livre de Victoria tente de répondre à cette question, mais il en soulève bien entendu beaucoup d’autres. L’auteur et son traducteur en français ont déjà eu plusieurs échanges à ce sujet. Nous les reproduisons ici (dès à présent les lettres du traducteur et dès que nous les aurons récupérées celles de l’auteur). D’autres matériaux viendront s’ajouter, notamment l’article de Luc Boussard publié dans le numéro 84 (décembre 2001) du Bulletin zen…
La parution du Zen en guerre a été saluée par la presse. Le Monde des livres du 12 octobre 2001 lui a consacré une double page, avec des signatures aussi prestigieuses que celles de Bernard Faure et de Philippe Pons. Des émissions sont également prévues à la télévision et Luc Boussard a donné, le 27 mars 2002, une conférence intitulée « Le zen dans la cité, religion et pouvoir ».
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La lune est-elle sale?
Nos vies sont compliquées. Il y a des époques de guerre où le feu tombe du ciel, et il y a des époques où on fait la sieste bien au chaud l’après-midi. Parfois on doit travailler toute la nuit et parfois on se repose et on boit du sake. Le Dharma du Bouddha est l’enseignement du Bouddha sur la façon de gérer ces diverses situations. (Kodo Sawaki, Cité par Kôshô Uchiyama, The Zen Teaching of « Homeless » Kôdô)
Souvent les gens disent « réalité, réalité », mais ce n’est qu’un rêve. C’est la réalité à l’intérieur du rêve. Les gens sont choqués par les révolutions et les guerres, pourtant ce ne sont que des luttes à l’intérieur d’un rêve. Au moment de la mort, peut-être n’aurez-vous aucun mal à comprendre: « oh! ce n’était qu’un rêve ». (ibid.)
Il semble que le zen américain soit en train de traverser une crise – que le qualifierais de crise interne, puisque c’est à l’intérieur de la communauté qu’elle se déclare, et de crise de croissance, dans la mesure où elle intervient après une longue phase de montée en puissance et ne semble pas devoir déboucher sur une remise en cause fondamentale de la présence du zen aux États-Unis. Ce constat de crise m’est inspiré, entre autres, par la lecture de l’ouvrage de Brian Victoria intitulé Zen at War, sur la couverture duquel on voit des moines bouddhistes en kolomo, fusil à l’épaule, défiler au pas cadensé devant un officier au garde-à-vous. Brian Victoria, professeur d’université (langues et littératures asiatiques à l’Université d’Auckland) et auteur d’un livre sur Dogen (Zen Master Dogen), mais aussi moine soto de longue date et disciple de Yokoi Kakudô (auteur d’une traduction anglaise du Shobogenzo), dénonce avec une grande fermeté l’attitude des sectes bouddhistes japonaises, notamment les sectes zen, vis-à-vis de la politique ouvertement répressive, impérialiste et militariste adoptée par l’État japonais à partir de la fin du XIXe siècle et jusqu’à la défaite de 1945. Brian Victoria analyse les facteurs proprement historiques de cette évolution du bouddhisme au Japon – depuis l’inféodation des temples aux seigneurs de la guerre jusqu’à l’asservissement du clergé à l’État en vue de regagner le terrain perdu face au shintoïsme au début de l’ère Meiji, en passant par les liens traditionnels entre le zen et les arts martiaux -, mais il ne s’arrête pas là et recherche dans les fondements même de l’enseignement bouddhique des caractéristiques propices à l’abdication de sa vocation religieuse et salvatrice en faveur du nationalisme, du bellicisme et du culte de l’empereur.
Ma première réaction à la lecture de cet ouvrage est ambiguë, même si je suis globalement reconnaissant à Victoria de l’avoir publié. Pour commencer, je suis atterré par l’énormité des faits qui me sont révélés. L’élite du clergé bouddhiste, et notamment zen, s’est bel et bien dévouée corps et âme à la propagation de l’idéologie totalitaire et belliciste adoptée par l’État japonais pendant la période concernée, et ceci avec une conviction et un allant qui ont fait d’elle, au côté de l’armée, le fer de lance de cette politique. Les sectes bouddhistes se sont lancées dans les guerres de conquête initiées par le Japon (contre la Chine en 1894, contre la Russie en 1904, annexion de la Corée en 1910, expansion territoriale à la faveur de la Première Guerre mondiale, invasion de la Mandchourie en 1931, puis de la Chine en 1937, Seconde Guerre mondiale) comme dans autant de guerres saintes, elles ont justifié et encouragé les pires turpitudes commises par l’armée et les autorités, tandis que les missionnaires participaient activement aux opérations d’endoctrinement, de quadrillage et de surveillance des populations. Si le moindre doute persiste là-dessus, l’acte de repentance publié en 1993 par la direction de la branche soto du zen (Zen Quarterly vol 9 n°3 & 4, vol 10 n° 1 & 2) est là pour le balayer. On y lira, par exemple, les aveux suivants: « La secte soto prise dans son ensemble n’a éprouvé aucun remords ni, en vérité, aucun sentiment de culpabilité pour avoir épousé les idées des autorités depuis le début de l’ère Meiji et avoir collaboré avec elles dans la mise en oeuvre de politiques nationales qui ont conduit à des guerres d’agression […] », « On ne peut faire autrement que d’en arriver à la conclusion que l’ordre [soto] lui-même et ses missionnaires étaient massivement et activement favorables aux politiques officielles de l’époque », « Les activités missionnaires en Corée avant la guerre favorisaient tant la politique nationale de colonisation et d’expansion de l’empire que les opérations de propagande », « Des membres de l’école [soto] étaient sous le contrôle direct de l’armée japonaise et ont joué un rôle important dans les activités militaires et les opérations de pacification » …Il faut au moins reconnaître à l’école soto, qui ne s’est pas plus mal comportée que les autres, le mérite d’avoir avoué ces erreurs criminelles et exprimé sa honte et sa détermination à ne pas les renouveler. On ne peut pas en dire autant de toutes les écoles bouddhistes.
Je dois avouer que je suis tombé de haut, moi qui, comme tant d’autres, adhérais jusque-là à l’idée reçue que le bouddhisme s’est toujours tenu à l’écart du pouvoir politique et ne s’est jamais compromis dans aucune guerre. La pilule était d’autant plus amère que mon dégoût pour les méfaits historiques du catholicisme n’était pas pour rien dans mon rejet de cette religion. Mais une fois revenu de cette désillusion, il n’y a pas vraiment de quoi fouetter un chat. Dans la mesure où le Japon a voulu reproduire toutes les formules qui avaient fait le triomphe de l’Occident, il n’est pas étonnant qu’il ait tenté lui aussi l’alliance entre « le sabre et le goupillon ». Peut-être serons-nous déçus de constater que le bouddhisme n’a pas résisté mieux que le christianisme à cette tentative de corruption, mais après tout les pressions étaient fortes et l’époque était ce qu’elle était. Sans compter que la dégénérescence et la trahison des institutions, cléricales ou autres, japonaises ou non, n’a rien de surprenant. Et maître Deshimaru, dont j’ai été le disciple, ne m’a pas inculqué un grand respect pour le clergé zen japonais. Le livre de Brian Victoria soulève d’autres questions qui me semblent en revanche beaucoup plus sérieuses.
Tout d’abord, après avoir longuement exposé les méfaits des dirigeants bouddhistes japonais et analysé les facteurs historiques et culturels qui ont contribué à cette dérive, Victoria expose les justifications que les érudits et les prêtres bouddhistes ont trouvé dans l’enseignement même du zen. Et là le tableau est proprement affligeant. Zazen lui-même et les fondements de la pratique – mushotoku (le non-profit) muga (le non-ego) hishiryo (l’au-delà de la pensée) shin jin datsu raku (le rejet du corps et de l’esprit) wago (l’harmonie, avec soi-même, les autres et l’ordre cosmique) daishu ichinyo (dans le temple, suivre les autres) – sont mis à contribution pour justifier le culte de l’empereur et de la guerre, présentée comme un acte de compassion accompli par les seuls tenants du vrai mahayana (les Japonais) pour ramener les fauteurs de troubles (les étrangers) dans le droit chemin. Autrement dit, ce sont les valeurs les plus précieuses, les plus profondes, les plus intimes du zen qui sont mises au service de l’appétit de conquête. Voici, pêle-mêle, quelques citations édifiantes: « La Russie n’est pas seulement l’ennemi de notre pays, elle est aussi l’ennemi du Bouddha […] Si leur armée est celle de Dieu, alors la nôtre est celle de Bouddha » (Shaku Sôen, 1859-1919, maître rinzai, maître de D.T. Suzuki ) « Pour le boddhisattva, il n’existe aucune pratique supérieure à celle qui consiste à retirer la vie avec compassion » (Nantembô, 1839-1925, célèbre maître rinzai, compte parmi ses disciples de grands généraux et des héros de la guerre) « En vérité ce n’est pas [le soldat] mais l’épée elle-même qui accomplit le meurtre […] C’est comme si l’épée accomplit automatiquement sa fonction de justice, sa fonction de compassion (D.T. Suzuki) ». « Pour qui annihile l’ego, un pouvoir et un rayonnement absolus et mystérieux remplissent le corps et l’esprit, de concert avec une reconnaissance illimitée envers l’armée impériale » (Yamada Reirin, 1889-1979, maître soto, a été après-guerre président de l’Université Komazawa et abbé de Eiheiji. C’est à ce titre qu’il a officiellement remis le shiho à Taisen Deshimaru) « Si vous voyez l’ennemi, vous devez le tuer […] N’est-ce pas le but du zazen que nous avons pratiqué dans le passé que de nous être utile dans une telle situation d’urgence » (Harada Daiun Sôgaku,1871-1961, maître soto, maître de Yasutani Hakuun, 1885-1973, pionnier du zen américain et maître de Yamada Koun, Maezumi Taizan et Philip Kapleau. « Quand l’ego a été entièrement rejeté, ce qui jaillit est identique à l’esprit du Japon » (Seki Seisetsu, 1877-1945, maître rinzai « totalement illuminé »).
Au-delà de l’accablement que je ressens à cette lecture, plusieurs observations me viennent à l’esprit. D’abord une sorte de révolte que j’aimerais voir Victoria partager. Non, le zen n’a rien à voir avec cela, au pic du Vautour, lorsqu’il a reconnu Mahakasyapa comme son héritier, le Bouddha n’a pas brandi une épée mais fait tourner une fleur entre ses doigts. Bien qu’il déclare n’avoir pas renoncé à son statut de prêtre, Victoria paraît manquer de conviction pour défendre le zen. Il semble parfois très près de se rendre aux arguments de ceux qui pensent que l’enseignement bouddhiste, de par sa nature même, se prête un peu trop facilement au détournement opéré par le clergé, l’armée et l’État nippons. Sa critique des monastères (p. 183-184 de l’édition anglaise) est équivoque, tout comme l’est son adhésion aux « douze caractéristiques historiques » (p. 171-174) de Hakugen (Ichikawa Hakugen, moine et érudit rinzai qui a cherché à identifier les racines spécifiquement bouddhistes du militarisme), qui expliquent la « réceptivité du bouddhisme à l’autoritarisme ». Pourtant ces arguments ne tiennent pas debout, il faut le proclamer bien fort, c’est comme si l’on disait que l’Évangile contient en germe l’inquisition et le massacre des Indiens d’Amérique. L’harmonie avec l’ordre cosmique n’est pas l’harmonie avec l’ordre établi. Au delà de soi-même, à travers zazen, ce n’est pas la marche au pas cadensé, aux cris de « vive ceci » ou « à bas cela » que l’on trouve, pas plus que muga et hishiryo ne nous disposent à tuer sans remords. Bref, Victoria est victime de la fameuse confusion entre le doigt et la lune: croyant observer une tache sur le doigt qui montre la lune (celui des maîtres japonais) il s’écrie: « La lune est sale! » En fait, il accorde à ses idées personnelles sur la politique et la morale une importance qui ne me semble pas suffisamment contrebalancée par la sagesse de zazen.
Je ne pense pas non plus que, dans l’insistance avec laquelle il revient sur l’identification du zen et de l’épée, Victoria fasse montre d’une très bonne compréhension des arts martiaux. Comme beaucoup de gens bien intentionnés, il déteste la guerre et l’idée même de violence. C’est sans doute pour cela qu’il se montre un peu trop enclin à réduire les arts martiaux à une méthode pour tuer sans état d’âme. Je pense quant à moi que la fusion du zen et des arts martiaux s’opère davantage dans l’apprentissage de la mort, et donc du détachement, de l’équanimité et de la liberté, que dans celui de l’art de prendre la vie. Victoria s’étend longuement sur une certaine perversion du zen et des arts martiaux, mais il montre peu d’empressement à rééquilibrer ce portrait. Les arts martiaux vont pourtant bien au delà du geste qui tue.
Nous atteignons là un domaine de réflexion qui semble avoir échappé à Victoria, peut-être aveuglé par son attachement au pacifisme et aux idées dominantes sur la justice et le bon droit. Il arrive en effet que les circonstances mettent les hommes devant des situations qu’ils n’ont pas choisies. La guerre en est une. S’il est inacceptable que des religieux utilisent le zen pour promouvoir des intérêts nationalistes et militaristes, ne peut-on pas se demander si un maître n’a pas le droit, et même le devoir, d’utiliser la guerre, lorsque guerre il y a, pour continuer à enseigner la Voie. Sous prétexte que la guerre fait rage, Kodo Sawaki, qui, j’ose l’espérer, n’a rien fait pour favoriser le déclenchement des hostilités, doit-il cesser d’être un homme de la Voie et un guide pour les autres?
Une fois encore, que les institutions zen et bouddhistes se soient compromises avec le totalitarisme japonais ne m’étonne ni ne me dérange. Mais dans le livre de Brian Victoria, ce sont les maîtres les plus prestigieux, les transmetteurs du Dharma, et notamment ceux qui ont apporté le zen en Occident qui tombent sous le coup de très graves accusations…
Parlons franchement. Voir le milieu zen américain souffrir dans son puritanisme et sa bonne conscience en découvrant que la lignée dont il est issu (Shaku Sôen, Harada Daiun Sôgaku, Yasutani Hakuun) s’est gravement compromise avec une cause exécrable, n’est pas pour me déplaire, d’autant que ce même milieu a frappé d’ostracisme Maître Deshimaru sous prétexte qu’il critiquait l’amalgame de soto et de rinzai mis en vogue aux États-Unis précisément par ces gens que Zen at War accuse de collusion avec le fascisme (p. 135 et suivantes de l’édition anglaise).
Mais Victoria fait également tomber le couperet sur Kodo Sawaki, à qui, outre qu’il a fait la guerre et se flatte de s’être battu avec acharnement, il reproche d’être un chantre du militarisme. C’est une image de Kodo qui ne concorde ni avec ce que je sais de lui ni avec l’enseignement que Maître Deshimaru nous a donné et qu’il tenait de lui. Cet enseignement, qui place l’homme devant l’urgence de résoudre ici et maintenant le problème de la vie et de la mort, sans autre considération, ne peut en aucun cas prêcher la servilité vis-à-vis des autorités. Les citations de Kodo publiées dans Zen at War sont brèves et hors contexte, elles se prêtent à diverses interprétations, parfois même elles sont empruntées à des ennemis de Kodo qui prétendent le citer sans qu’on sache au juste ce qui est d’eux ou de lui (p. 175-176), et il serait donc intéressant d’avoir accès aux sources citées par Victoria.
J’ai pour ma part relu les extraits des Carnets de notes de Kodo traduits et commentés par maître Deshimaru. Kodo y dit ceci: « Depuis les temps préhistoriques, l’homme a perpétué cette action [la guerre]. Il n’en est pas moins vrai que tuer est le pire des crimes, tout spécialement dans le bouddhisme. » Et maître Deshimaru ajoute que son père voulait qu’il entre dans l’armée, mais que Kodo le lui a déconseillé. « Lorsque j’ai rencontré Kodo Sawaki », dit-il, « j’ai choisi: être moine est mieux que devenir général. Même moine-mendiant. La décision était prise dans mon esprit. L’influence de Kodo Sawaki a été déterminante. »
Kodo a fait la guerre: on ne lui a pas demandé son avis, et plutôt que de le voir comme un va-t-en guerre et un suppôt du fascisme, je préfère me dire qu’il s’est sans doute laissé quelque peu entraîner par sa fougue et la folie de l’époque, mais qu’il a surtout mis en pratique un enseignement qui lui est cher, à savoir que tout lieu (serait-ce le fond d’une tranchée) et tout moment (serait-ce la furie de la bataille) sont un bon lieu et un bon moment pour pratiquer la Voie. Si tel est le cas, les mérites de cet enseignement vont bien au delà de nos idées personnelles sur la morale et la politique.
Je voudrais conclure cette réflexion par deux observations. Pour commencer, il me semble qu’il ne faut surtout pas éluder le débat. Si le zen s’est dévoyé, et même si les maîtres dont nous sommes les descendants ont participé à cette dérive, il faut le dire clairement et condamner les erreurs commises. Lorsque quelque chose sent mauvais, mieux vaut ouvrir les fenêtres en grand que calfeutrer toutes les issues ou tourner le dos comme si de rien n’était. À ce titre, Brian Victoria fait œuvre utile.
Après quoi, disons le bien haut: le zen n’est pas fasciste! (pas plus d’ailleurs qu’il ne s’apparente à aucune autre idéologie), il n’est pas martial! (ni non plus végétarien ou « politically correct »), il n’est pas fait pour soutenir l’ordre établi, fabriquer de la chair à canon ou des employés modèles! Je dirai même plus, le zen n’est pas japonais, et les tenants du « bouddhisme de la voie impériale », qui l’ont identifié au yamato damashii (l’esprit du Japon), ont peut-être porté un coup fatal à sa version nippone. Il est intéressant à cet égard de noter que les premiers missionnaires qui ont quitté le Japon après la défaite pour aller essaimer ailleurs comptaient l’instant d’avant parmi les plus ardents défenseurs de ce mélange mystico-nationaliste.
Ensuite, cette démystification me semble elle-même riche d’enseignement. Si nous avons cru que le zen, en tant que mouvement, était immunisé contre les travers qui s’attachent à toutes les entreprises humaines, c’est que nous avons pris nos désirs pour la réalité. En fait, le Dharma est insaisissable. On ne peut en aucun cas l’associer à une école de pensée mondaine. Et s’il y a une leçon à tirer des erreurs de nos prédécesseurs japonais, il me semble que c’est bien celle-ci: ne mélangeons pas nos idées, nos catégories, bonnes ou mauvaises, avec la pratique.
Il n’existe ni certitude ni mérite auxquels on puisse se fier en dehors de l’ici et maintenant. L’éveil se crée à chaque instant, il n’est ni attaché à un modèle immuable ni conditionné par un certificat de « maître zen » ou de « patriarche ». C’est pourquoi, si la sincérité dans le dévouement au maître est un aspect de la pratique, il ne faut pas oublier l’autre, celui de la spontanéité, de l’expérience intime, seul sur un zafu, le regard tourné vers l’intérieur. L’homme qui transmet le Dharma n’est pas un saint. La transmission suit des chemins à elle, qui peuvent être tortueux. Il importe au disciple de faire la part des choses, et de ne pas se laisser impressionner. C’est en son propre coeur qu’il trouvera le véritable goût de la pratique.
Luc Boussard, octobre 1998
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Le vrai et le faux Sawaki
« Aujourd’hui, je n’arrive pas à croire que c’est moi qui ai crié? ‘Feu! À l’attaque!’ pendant la guerre russo-japonaise. Bien sûr, je suis devenu moine et cinquante-sept ans ont passé depuis qu’une balle m’a traversé le cou, mais il demeure que j’ai combattu pendant la guerre. Néanmoins, il serait ridicule de découper cet épisode de ma vie et de dire que cette image me représente complètement. » ( Kôdô Sawaki, Le chant de l’Éveil, trad. Janine Coursin, Albin Michel, 1999)
« Sawaki mange pour faire zazen et, pour donner plus de force à zazen, il se fait raser le crâne et porte le kesa. C’est tout. Il fait zazen et le fait faire aux autres. Il ne possède que l’indispensable, des choses simples. Tout le reste n’est que bavardages, même si l’on devait parler de lui à longueur d’années et pendant un siècle. » (ibid.)
Le débat suscité par le livre de Brian Victoria Zen at War connaît de nouveaux rebondissements. Après les réflexions de Roland Rech et de moi-même publiées sur Internet, plusieurs membres de l’AZI ont écrit des lettres de rupture, et finalement c’est Brian Victoria lui-même qui relance le débat en s’adressant tour à tour à Roland et à moi. Bien que rien de neuf n’apparaisse dans les propos que tient Victoria, il me semble utile de prendre à nouveau la parole.
Avant toute chose, je veux exprimer mes excuses à Victoria pour les erreurs que j’ai commises concernant son cursus de moine zen, et le remercier de les avoir rectifiées.
Dans sa lettre, Victoria soulève un grand nombre de points sur mon texte, mais je ne crois pas qu’il saisisse l’essentiel. C’est pourquoi il n’est pas inutile que j’y revienne, d’autant que six mois de maturation n’ont fait que renforcer mes convictions. J’exprimais le choc que m’a fait la découverte de la compromission des autorités zen et bouddhistes avec le totalitarisme de l’État japonais et je remerciais Victoria d’avoir soulevé ce problème, en insistant pour qu’il ne soit pas balayé sous le tapis. Je disais aussi que l’égarement du clergé zen (et non pas du zen en tant que tel, car je ne confonds pas l’enseignement et les institutions qui sont censées le représenter) n’était pas pour me surprendre et que Maître Deshimaru n’avait pas beaucoup de respect pour le milieu zen japonais. Après quoi j’avouais une certaine perplexité devant le manque de conviction de Victoria à rétablir la vérité, non pas des faits (même s’il faut parler de l’interprétation qu’il en donne), mais de l’enseignement bouddhiste – bref son manque de conviction à défendre le Dharma. J’allais jusqu’à dire qu’il me semblait un peu trop disposé à reconnaître que l’enseignement zen (ou bouddhiste), tout du moins dans sa version japonaise, est porteur dans son essence même des déviances dont l’establishment s’est rendu coupable – d’où le sous-titre de mon texte « La lune est-elle sale? » En gros, je ressentais dans le livre de Victoria un acharnement qui avait moins à voir avec le désir d’établir la vérité qu’avec celui de mettre en avant des conceptions personnelles sur la justice et le bon droit (et non pas le « droit divin » comme une erreur de traduction m’a fait dire dans la version anglaise), voire sur le bouddhisme.
De même qu’en s’escrimant sur mon texte Victoria s’aveugle avec des détails et perd de vue l’ensemble, de même en s’acharnant contre Kodo Sawaki, il fabrique de toute pièce un personnage qui n’a rien à voir avec le « vrai » Kodo Sawaki. Kodo Sawaki n’était certainement pas un enfant de chœur, ni un libéral, et même pas un humaniste. C’était très probablement un réactionnaire, attaché à l’ordre et à la hiérarchie, et sans aucun doute un homme du Japon ancien, imprégné de l’idéal de dévouement et de dépassement de soi qui est celui des samurai. En plus il aimait parler fort. On n’est pas obligé de trouver cela sympathique, mais rappelons ce que disait Maître Deshimaru: « n’imitez pas mes mauvais côtés ».
Quant à vouloir à tout prix faire de Kodo un traîneur de sabre, un fanatique, un tueur, allons donc! certes, il a fait la guerre, et sans retenue, certes il a tenu des propos qui nous semblent indigestes, mais l’image que Victoria donne de lui est totalement injuste. Je n’ai pas accès aux sources, vu que je ne lis pas le japonais. Mais j’ai consulté plusieurs personnes qui ont regardé attentivement les écrits cités par Victoria et qui connaissent bien Kodo dans le texte, et elles sont unanimes: les textes incriminés ne sont pas des discours de propagande, le ton n’est pas celui de la fureur guerrière. Kodo Sawaki parle de tout autre chose, par exemple des kai (les préceptes) et lorsqu’il en arrive à « ne pas tuer » il emploie en effet la formule que lui reproche Victoria (« C’est le précepte… »). La phrase est certes équivoque, mais ce n’est pas un appel au meurtre, tout au plus des propos qui cherchent à soulager des gens en état de guerre, qui vont peut-être repartir au front. Victoria aurait sans doute aimé que Kodo dise « jetez votre uniforme et votre sabre aux orties et allez embrasser l’ennemi », mais est-ce vraiment sérieux? Bref, les gens bouleversés à l’idée que Kodo ait pu être un fasciste sanguinaire peuvent se rassurer. C’est faux: c’était un homme de son époque, profondément conservateur, issu de la pauvreté et de la dureté, et dans un pays en guerre. Voici, pour information, ce que m’a dit un moine japonais que j’ai consulté sur Kodo Sawaki (dont il a suivi les cours à Komazawa): « Peu importe quelle était sa position, nous nous contentons de respecter sa pratique et sa vie quotidienne. Et nous savons que tous les Japonais se sont trompés, pas seulement lui. »
Et il y une chose que Victoria semble avoir oubliée, sauf pour le lui reprocher: Kodo était un maître zen, un de ceux dont l’enseignement « brise le crâne des bêtes qui l’entendent ». Faut-il croire que Victoria est comme ces savants dont Kodo remarque qu' »ils sont sous l’effet d’un sortilège, ils ont beau l’entendre, leur crâne n’éclate même pas ». Tout ce que voit Victoria, c’est que Kodo n’est pas du même bord idéologique que lui, la belle affaire; et qu’il ne correspond pas à l’image qu’il s’est faite du bouddhisme. Pourtant, ce que Kodo enseigne c’est un « virage à 180 ° » comme disait Maître Deshimaru, une plongée en soi-même et dans la réalité si profonde qu’il n’y a même plus de bouddhisme, ni de zen. Pas une seule fois Victoria ne fait référence à l’enseignement de Kodo (si ce n’est pour nous faire croire que Kodo prêche le militarisme), et je subodore qu’au delà de l’énervement que lui inspire l’homme, c’est son enseignement qu’il déteste. En vérité, il ne semble pas avoir une grande sympathie pour la pratique de mushin (le non esprit) muga (le non-ego), bref tout ce qui touche de près ou de loin au rejet du corps et de l’esprit (qui risque de nous jeter dans les bras des fascistes). Dis-moi si je me trompe Brian…
Dans la réponse qu’il me fait, Brian Victoria rappelle que je lui reproche son manque d’enracinement dans la pratique, dans la mesure où les opinions qu’il exprime sont totalement étrangères à la sagesse profonde qui vient de zazen. Et il dit de ce reproche que « peut-être il est vrai et peut-être il ne l’est pas ». En ce qui me concerne, l’affaire est entendue. Qu’il parle du zen ou des arts martiaux, Victoria ne s’exprime pas de l’intérieur mais de l’extérieur. Son point de vue n’est pas celui d’un pratiquant de la Voie, mais d’un intellectuel et d’un idéologue, solidaire de surcroît du camp des gagnants – ceux qui décident de la vérité historique et désignent les bons et les méchants. Le procès qu’il fait à Kodo Sawaki (et à Deshimaru aussi ) est un mauvais procès, il attaque des maîtres de la transmission au nom d’une idéologie mondaine, ou au mieux d’une vague religiosité.
Devant le problème soulevé, la seule démarche authentique consiste à revenir à la racine, à s’interroger sur le sens profond de notre pratique. Ce débat aura servi à quelque chose s’il nous aide à clarifier l’enseignement, à nous interroger sur ce qu’est le « noyau dur » du zen (et même du bouddhisme s’il le faut, bien que personnellement ça ne me passionne pas), car il est vrai qu’au delà de la polémique le livre de Victoria soulève des questions. En voici quelques unes: Qu’est-ce que la compassion? Qu’est-ce que recevoir l’ordination? Quelle est la place de la morale dans notre pratique? Quelle est la part purement japonaise dans le zen qui nous a été transmis, et pouvons-nous en faire l’économie et revenir à un zen pré-japonais? Quelle est la vraie nature des liens que le zen entretient avec le bushido, et devons nous là aussi faire table rase de cet apport?…
Encore une fois, il faut remercier Brian Victoria pour son travail d’historien, et pour avoir porté ce débat au grand jour. Il est bon de savoir que le zen n’est pas à l’abri des erreurs et qu’il lui est arrivé de se fourvoyer gravement. Mais il faut aussi cesser de délirer sur Kodo Sawaki. L’homme dépasse de très loin la petite dimension que Victoria veut lui donner. Il y a des aspects de lui qui lui appartiennent en propre, à son histoire, à sa culture, et que nous n’avons pas à reprendre à notre compte. Mais n’oublions pas que c’était un transmetteur du Dharma. Ce qui serait grave, c’est qu’il ait mêlé ses idées personnelles à son enseignement, profité de son influence de maître pour faire de la propagande; je pense quant à moi, qui ne lis pas Kodo avec le même regard que Victoria, qu’on n’a pas grand chose à lui reprocher de ce côté-là.
Quoi qu’il en soit, je suis fermement convaincu que l’enseignement doit se maintenir fermement à l’écart de tout ce qui ressemble à la politique ou à l’idéologie, et si Kodo n’a pas respecté ce principe, je pense qu’il a eu tort. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Brian Victoria commet très précisément cette erreur en confondant le zen et la promotion de la démocratie et de la morale internationale. Dogen n’est pas Bill Clinton et le zen n’est pas la pensée dominante.
Il est un autre point sur lequel il faut remercier Victoria. Le livre et le débat qu’il suscite ont servi de prétexte à un certain nombre de pratiquants de zazen pour s’enfuir. Après de nombreuses années de pratique, ils se sont soudain rendu compte qu’on était en train de leur laver le cerveau et qu’ils étaient embarqués dans une sournoise entreprise d’endoctrinement, de dressage et de propagande. C’est très bien pour eux et très bien pour nous. Les gens dont la foi est si fragile qu’elle vacille au moindre coup de tonnerre ont raison de s’en aller. En restant ils perdraient leur temps et le nôtre.
Un dernier point. J’ai été disciple de Maître Deshimaru. Ce qui m’a poussé à le suivre, même s’il y avait des côtés de sa personnalité que je n’appréciais pas nécessairement, c’est justement l’impression de liberté qui émanait de sa personne. C’est pourquoi je n’admet pas qu’on insinue que c’était un manipulateur, ou l’homme d’une cause secrète. Je ne l’ai jamais vu utiliser qui que ce soit, mais toujours remettre chacun devant sa propre liberté, devant sa « grande dimension » comme il disait, et l’urgence de réaliser son potentiel humain. Et cet homme-là était le descendant de Kodo Sawaki, il n’enseignait rien d’autre que ce que Kodo Sawaki enseignait, et que j’espère nous continuons d’enseigner.
Luc Boussard, mai 1999