Les grands entretiens
Toutes les tribus sont filles du ciel
Entretien avec Jean-Baptiste Libouban, par Blanche Heugel
Jean-Baptiste Libouban, né en 1935 à Paris, s’inscrit dans la lignée de Gandhi et de Lanza del Vasto. Il a mené des combats non violents toute sa vie. Principal initiateur du mouvement des «faucheurs volontaires d’OGM», il est membre de la communauté de l’Arche de la Fleyssière, dans le département de l’Hérault.
Blanche Heugel, pratiquante zen, comédienne et marionnettiste, a rencontré Jean-Baptiste Libouban pendant l’été 2009 à la Communauté de l’Arche de la Fleyssière, où elle a séjourné et présenté son spectacle de marionnettes pour adultes L’étrange voyage de Jonas.
Dans un premier entretien, dont l’enregistrement a été perdu, Jean-Baptiste Libouban évoque sa découverte de la non-violence et sa rencontre avec Lanza del Vasto, dont le regard «vous transperçait jusqu’aux tréfonds». Lors d’un second entretien, il précise :
J.-B. L.: Lanza travaillait aux Halles le soir, quand il vivait sur l’île St Louis, près de Notre-Dame. Il écrivait des poèmes et réfléchissait sur le monde. Pour gagner trois sous afin de manger, il faisait le débardeur (on dirait aujourd’hui manutentionnaire). On imagine mal Lanza sortant des cageots d’un camion, lui si sculptural!… Ce sont des travaux qui se faisaient la nuit. Après il allait peut-être manger la soupe à l’oignon aux Halles, avec les amis.
B. H.: C’étaient les années 50?
J.-B. L.: C’était bien avant! Il a aussi été précepteur un temps, dans une famille du côté de Versailles. C’était soit avant d’aller visiter les Indes et de rencontrer Gandhi, soit après. C’est de ce voyage qu’est sorti Le Pèlerinage aux sources, le livre qui l’a rendu célèbre. Revenu en 37, il fit par hasard la connaissance de Luc Dietrich. De là est née une grande amitié et de cette amitié des livres. Luc racontait sa vie et Lanza écrivait pour donner la forme. Ils ont écrit «à quatre mains» Le Bonheur des tristes, et L’Apprentissage de la ville. Luc avait dit à Lanza «c’est ton bouquin» et Lanza a répondu «non, c’est le tien et il portera ton nom». Ce sont ces deux beaux livres qui ont lancé Luc dans l’écriture et qui l’ont fait connaître et apprécier. Mais la famille Dietrich a toujours voulu que les droits d’auteur reviennent pour moitié à Lanza. Curieusement, Luc Dietrich est peut-être maintenant plus connu que Lanza del Vasto. Lanza, écrivain et philosophe spiritualiste à une époque où cela est mal venu, est resté dans l’ombre, au purgatoire.
Daniel Vigne vient de publier une thèse, intitulée La Relation infinie (1), qui reprend toute la philosophie de Lanza, toutes ses notes et tous les carnets qui constituent Le Viatique — un terme qui veut aussi dire provisions de route, et pas seulement le sacrement que l’on donne aux mourants pour le dernier voyage. Dans ces carnets, on voit l’évolution de sa pensée. Et la thèse la retrace. Le fond de la pensée de Lanza, à partir de sa découverte du monde en tant qu’enfant, c’est la relation. La substance du monde, c’est la relation. Ce qui fait l’être, c’est la relation. Contrairement à la philosophie occidentale, Lanza n’oppose pas la substance et la relation. Rien ne se fait sans relation.
C’est le coeur de la pensée de Lanza, ce qui fonde la non-violence. S’il n’y a pas de relation, il n’y a pas d’être. Même la psychologie moderne rend compte de la véracité de cela: un enfant qui ne reçoit pas d’amour de sa mère, de ceux qui l’entourent, a du mal à arriver à l’être. Et tout ce qu’on découvre aujourd’hui sur l’accouchement, sur les soins, est fondé sur la relation. Si tu n’as pas de relation avec ton corps physique, tu es déjà dans la mort, tu n’es pas relié à l’existence.
Peut-être tout le travail de notre vie réside-t-il dans l’acquisition de cette relation — avec moi-même, m’accepter. Dans mon dialogue avec toi, la connaissance que j’ai de moi-même va changer et toi, tu vas aussi changer grâce à moi. Finalement on est toujours en train de se découvrir, car la relation fait apparaître la personne. C’est la relation qui va devenir constitutive de ce qu’on est, qui va nous révéler. L’être est là, comme une petite graine qui a besoin de la lumière de la relation. C’est la découverte que Lanza fit dans son enfance. C’était dans le sud de l’Italie. Même en hiver en général il fait soleil. Ce jour-là, il avait gelé. Il court sur la plage, il tombe et il pleure. Il ouvre les yeux, tous les cristaux de gel scintillent. Il voit alors le monde comme un cristal. Et toute sa vie, il va voir le monde comme un cristal, c’est-à-dire des facettes de relations lumineuses, de liens. Il a une écriture cristalline dans laquelle je me retrouve.
LES PREMIERS COMBATS NON-VIOLENTS
La société civile: un contre-pouvoir.
B. H.: Depuis quarante ans environ, tu partages ton temps entre la vie à la communauté de l’Arche et divers combats à l’extérieur. Est-ce qu’on peut résumer ainsi?
J.-B. L.: En gros, on pourrait dire que c’est cela. Un va-et-vient entre la vie à la communauté et des engagements non-violents à l’extérieur, plus les voyages pour faire connaître l’Arche, d’abord en Espagne avec Lanza, puis quand j’ai été responsable général de l’Arche… en Europe, en Argentine, au Canada…
B. H.: Parce que des communautés, il y en a partout dans le monde?
J.-B. L.: Des communautés s’étaient créées en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Argentine. En France, à ce moment-là, nous en connaissions six, et à côté il y avait aussi des amis, des groupes d’amis. C’était mon travail de les visiter… Maintenant, plusieurs de ces communautés ont disparu
B. H.: Et parallèlement il y a eu des moments précis, des combats précis sur des causes précises?
J.-B. L.: Voilà.
B. H.: Je t’ai entendu dire il y a deux jours que tu pensais que «l’action politique concrète est plus importante et plus intéressante que, par exemple, l’adhésion à un parti». Est-ce que je déforme tes paroles?
J.-B. L.: Ma façon de poser l’acte politique ne se situe pas à l’intérieur d’un parti. Je ne récuse pas ceux qui ont choisi de prendre la voie des partis, mais je pense qu’il y a là quelque chose qui manque au niveau de l’engagement citoyen. C’est une nécessité que la société civile se manifeste en dehors des partis comme un véritable contre-pouvoir, comme la finalité à laquelle devraient se soumettre les partis. Dans une perspective lointaine et pour le bien de tous, il faut que ce soient vraiment les citoyens qui décident. C’est utopique, hein, ce que je dis! que ce soit vraiment les citoyens eux-mêmes qui se prennent en charge, plutôt que de déléguer leur pouvoir…
L’activité des partis politiques est faussée par les rivalités et les conflits d’intérêts. Bien souvent, ce qu’ils font correspond peu à mon sens de l’éthique et de l’engagement social. C’est un phénomène universel. Les partis au pouvoir subissent de telles pressions qu’ils ont du mal à garder leur ligne.
Les États reposent indéniablement sur la violence, dans la mesure où ils ne se maintiennent que par la force. La première des violences, c’est celle des États. Ils sont là avec leurs armées, qui défendent des biens, des traités commerciaux et autres. En fait, on peut dire que tout l’ensemble de l’appareil d’État repose sur la violence, sous la forme du droit de donner la mort aux autres pour défendre les intérêts du pays. Ce n’est pas seulement cela, mais cela en fait partie.
C’est pour cette raison que des ministres socialistes ont soutenu la guerre d’Algérie et justifié les tortures. C’est pour cela qu’un gouvernement socialiste a développé l’arme nucléaire. On ne peut pas avoir une confiance complète dans les partis. Il vient un moment où les partis, pour des raisons obscures, en tous cas obscures à un certain moment, vont dire le contraire du projet sur lequel ils sont fondés. Il faut se maintenir quand on est au pouvoir, et ça fait perdre le projet originel, qui était le service. C’est vrai pour toutes les institutions qui détiennent le pouvoir, même les églises, toute religion qui commence à avoir un statut national de reconnaissance cherche à se maintenir, au lieu d’être au service de tous et de l’éducation. On va lui donner des privilèges, mais à partir de ce moment elle est achetée. Ensuite, viennent des révolutions qui font tomber cela, mais cela recommence autrement. Quand ce ne sont pas les églises, ce sont des groupes industriels, financiers, qui exercent les pressions, mais aussi les partis. Quand un parti est au pouvoir, que ce soit dans les mairies ou ailleurs, partout, il balaye même les gens qui sont capables et compétents pour en mettre d’autres qui sortent de ses rangs. Il se préoccupe avant tout de perpétuer son pouvoir.
Et cela fausse le jeu démocratique… mais n’exagérons rien, je pourrais citer des personnes qui ont aussi un engagement politique au service des autres… mais d’une façon globale, il manque ce contre-pouvoir citoyen de la société civile. Les propositions non violentes gandhiennes permettent de comprendre les violences de la société. Elles permettent de faire des propositions pour avancer vers une autre forme de société. Dans l’Arche, nous avons mis le doigt sur la violence d’État en dénonçant les tortures commises par l’armée française en Algérie. Dénoncer cela, c’était à l’époque porter atteinte à l’honneur de l’armée, à l’honneur de la nation.
La torture pendant la guerre d’Algérie
B. H.: Ils mettaient un voile là-dessus ?
J.-B. L.: Absolument. Dès qu’on a commencé à apprendre par des appelés, des gens qui témoignaient, Servan Schreiber et d’autres, qu’on pratiquait la torture en Algérie, ça a été un tollé! C’est là que Lanza a fait son jeûne contre la torture. Parce que le pouvoir disait: «Ils font des attentats, on veut savoir qui sont ceux qui ont fait les attentats, et pour le savoir on n’a pas d’autre choix que de torturer.» Mais comme disait Lanza, «les torts d’autrui ne nous justifient pas». C’est une atteinte à la dignité et après, c’est l’engrenage, la gangrène de la politique.
Quand j’étais dans l’armée française, il y avait des classes pour justifier la torture, certes pas pour nous l’enseigner, mais pour la justifier — je ne sais pas si on ne l’a pas enseignée à certains, je n’ai pas de documents là-dessus… J’ai vu des sous-officiers qui avaient torturé et qui étaient en hôpital psychiatrique parce qu’ils étaient malades. Il y a eu combien d’appelés qui ne voulaient plus parler quand ils rentraient, parce qu’ils étaient détruits par le mal qu’ils avaient fait ou qu’ils avaient vu faire, et contre lequel ils n’avaient pas protesté.
B. H.: Il y a un moment où nous avons le devoir de dire non…
J.-B. L.: Oui, il y a un devoir de dire non devant l’inacceptable, quand cela va contre les fondements mêmes d’un État démocratique républicain. En dehors du fait que cela va contre la conscience, cala va contre les principes républicains d’égalité, de respect, de dignité de la personne humaine, qui, si ils ne sont pas inscrits dans la Constitution, en sont les fondements. On ne peut pas faire à un homme de ce qu’on ne ferait pas à une bête.
Le premier engagement de l’Arche a été la lutte contre la torture en Algérie. Je n’étais pas dans l’Arche à l’époque. Lanza del Vasto a jeûné avec deux autres compagnons. Mauriac, Camus et beaucoup d’autres intellectuels ont soutenu Lanza. Et cela nous a valu des ouvertures aussi chez les Algériens et chez les jeunes qui ne voulaient pas partir à la guerre d’Algérie et qui nous demandaient ce qu’ils pouvaient faire.
Les centres d’assignation à résidence surveillée.
Le deuxième engagement qui a fait connaître l’ «action civique non violente», c’est la lutte contre les centres d’assignation à résidence des suspects algériens. C’étaient en quelque sorte des camps de concentration. Un suspect, c’est quelqu’un qu’on ne juge pas, sur lequel on a des soupçons, mais sans savoir clairement si on a quelque chose à lui reprocher. Donc c’était parfaitement illégal d’enfermer des gens auxquels on n’avait aucune infraction avérée à reprocher…
Ça a été la première action civique publique. Les membres de l’action civique non violente sont allés avec Lanza se présenter devant les camps pour demander à être internés en disant: «Nous aussi nous sommes suspects.» Ces actions ont fait connaître ces camps-là en France. Il y en avait un au Larzac. Les premières actions sur le Larzac ne visaient pas le camp militaire, mais l’enfermement d’Algériens qui étaient placés là sans jugement et pouvaient y rester très longtemps.
B. H.: Vous meniez ces actions avec Lanza et un petit groupe de personnes de l’Arche?
J.-B. L.: Oui. Le capitaine de l’action était Jo Pyronnet, un professeur de philosophie de la région de Montpellier. Il avait une équipe de trente volontaires de l’action civique non violente, qui se sont présentés devant les différents camps pour se faire interner. Il y en avait un à côté de Tholl, près de Pont d’Ain, un à Vincennes, un autre à la Cavalerie du Larzac… Il y a eu des manifestations. Et là, ce n’était plus seulement l’Arche, c’étaient des gens de tous bords, aussi bien des partis politiques que des églises. On ne parlait plus que d’action non violente, pour ne pas obliger les gens à adhérer aux valeurs de l’Arche, pour leur laisser leur liberté et limiter notre revendication de non-violence à l’action concernée, sans l’étendre à la totalité de leur vie. C’était déjà énorme de leur demander de respecter les consignes de la non-violence au niveau de l’action. Cela a permis à des gens de s’engager.
B. H.: Quelles étaient ces consignes?
J.-B. L.: Le respect des forces de l’ordre et des personnes en général: ne pas frapper, on ne pas injurier, ne pas reculer, ne pas se défendre.
B. H.: On est là…
J.-B. L.: On est là et on dénonce. Si nous sommes attaqués, nous nous asseyons par terre, nous nous laissons traîner, nous nous laissons tabasser, et si c’est de cela dont ils ont envie, nous nous laissons mettre en prison…
C’était le début de l’action non violente en France. Des actions non violentes, il y en avaient déjà eu, menées par le MIR (Mouvement international de la réconciliation) durant la guerre de 14-18, mais elles n’avaient pas eu cette ampleur. Il y avait eu des objecteurs, mais leur action n’avait pas ce caractère populaire, public, de l’«action civique non violente».
Le soutien aux réfractaires
La troisième action a été le soutien aux réfractaires à la guerre d’Algérie, en même temps qu’une action contre la bombe. On savait que la bombe atomique était en cours de fabrication à côté de Bollène, ou du moins qu’on fabriquait les radios éléments nécessaires, entre autre le plutonium, à Marcoule. À ce moment là, la communauté était à Bollène, et Marcoule était un peu plus bas dans la vallée du Rhône.
Nous sommes entrés par surprise dans l’usine, nous avons demandé à voir le directeur. Ils étaient complètement affolés. Pour commencer, nous avons fait la petite visite qui était proposée. C’était très gentil, ils racontaient toutes sortes de belles choses, c’était très joli. Nous sommes venus ensuite près de la barrière qui fermait l’entrée de l’usine. Nous l’avons soulevée et, à toute vitesse, nous avons couru vers l’usine. Le gardien était complètement ahuri, il a essayé de téléphoner et ça ne répondait pas. Il a pris son vélo pour nous distancer pour aller jusqu’au bureau. De grands rideaux de fer ont été abaissés et ils ont fermé toutes les entrées. Ensuite, ils ont essayé le registre «vous êtes gentils, donc vous respectez la propriété d’autrui, donc vous n’avez aucune raison de rester là. Personne n’est disponible dans la maison pour vous recevoir, donc nous vous demandons de partir». Puis ils sont passés aux menaces. Nous étions là avec des femmes et des enfants et le Mistral soufflait, ils nous ont dit «nous allons vous arroser avec les canons à eau». Nous avons mis les femmes et les enfants au milieu et nous, les hommes, nous avons fait le dos rond, à l’extérieur, parce que c’est très très puissant les jets. Mais comme le mistral se levait, ils ont renoncé, et pour finir les CRS sont venus et ils nous ont évacués.
Les consignes de l’action non-violente
B. H.: Comment s’y prennent-ils?
J.-B. L.: À coup de coup de pieds au derrière. Après, ils nous ont montés dans un bureau. Ils prenaient notre adresse, notre identité et puis hop! Ils nous jetaient et je ne sais plus comment cela s’est terminé. Nous avons été évacués, quoi.
B. H.: Et dans ces cas-là, vous, vous ne bougez pas, vous restez tranquilles?
J.-B. L.: Certains nous traînaient, d’autres nous donnaient le coup de pied au derrière en même temps qu’ils nous traînaient…
B. H.: Vous ne répliquiez pas?
J.-B. L.: Nous ne bougions pas. Nous ne criions pas, nous ne répondions pas, nous ne les insultions pas, nous ne leur disions pas «vous êtes des salauds, des cons». Non, parfois nous leur parlions, nous leur disions «vous vous rendez compte de ce que vous faîtes?»
B. H.: Est-ce qu’ils comprennent?
J.-B. L.: Certains sont mal à l’aise. Dans toutes les actions que nous faisons, pour les forces de l’ordre c’est désagréable, sauf pour ceux qui exécutent les ordres de façon mécanique. Nous avons de très bonnes relations avec les gendarmes, en général, même avec les RG (Renseignements généraux). À force, on se connaît. Les RG ont maintenant disparu, mais les relations avec ceux qui les remplacent sont identiques. On se connaît, on se respecte, on se parle. nous leur donnons les renseignements que nous voulons bien leur donner, nous essayons de trouver des ententes quand c’est possible.
Il arrive souvent qu’ils nous disent «on est d’accord avec vous». Que ce soit avec les Faucheurs volontaires d’OGM ou ici à la communauté, quand nous arrêtions les trains, car la SNCF voulait nous supprimer la ligne de chemin de fer et donc la gare des Cabrils juste à côté. Nous avons tiré le signal d’alarme dans le train avec les maires de deux communes. Les gendarmes venaient. Ils nous disaient qu’ils comprenaient, et nous comprenions aussi qu’ils devaient faire leur travail.
LES OGM ET LES FAUCHEURS VOLONTAIRES
B. H.: Et les faucheurs?
J.-B. L.: C’est la dernière action. Il y en a eu bien d’autres avant — la lutte contre les centrales nucléaires civiles, la lutte contre les armes atomiques, mais la plus importante de toutes, ce fut la lutte contre l’extension du camp militaire du Larzac… Et maintenant les faucheurs.
B. H.: C’est l’Arche qui a pris l’initiative?
J.-B. L.: Indirectement, oui. Je suis l’initiateur des faucheurs volontaires. Et comme je suis membre de la CANVA, la coordination non-violente de l’Arche, j’avais son soutien.
Nous avons été obligés de distinguer les actions non violentes qui entraînent un risque de saisie sur les biens, car il ne fallait pas que les communautés puissent être détruites par les actions qui étaient faites par des compagnons. Pour nous, les actions sont toujours faites à titre individuel et donc là, dans le cadre de la CANVA. La CANVA a quelques euros, elle n’est pas riche, s’ils la saisissent ils vont saisir trois sous. C’était élémentaire que ça ne porte pas atteinte aux biens de la communauté. Donc c’est l’Arche, si tu veux, qui est obligé de trouver des formes pour que la répression ne puisse pas détruire ses biens. Comme nous a dit un officier de la brigade de recherche de la gendarmerie, «si je comprends bien, le CANVA, c’est le bras armé de l’Arche»…
B. H.: Et pourquoi ce combat-là t’a-t-il semblé essentiel?
J.-B. L.: C’est la confédération paysanne, avec José Bové entre autres, qui a lancé la lutte contre les OGM. Ils ont commencé par couper des champs d’OGM. José a détruit des semences à Nérac. Il y avait de quoi faire, déjà trente mille hectares de semences. Le premier fauchage a eu lieu en 97, puis en 98 à Nérac. Après, il y a eu un moratoire, qui a été levé par je ne sais plus quel gouvernement. Ensuite, José a été mis en prison et la confédération a eu peur pour l’avenir du syndicat, elle a eu peur que le gouvernement détruise le syndicat. Un préfet peut dissoudre une association qui va contre les intérêts de l’État, et il peut justifier cela comme il veut.
C’est donc né dans ce contexte. Et puis, pour moi, ce n’était pas normal que les paysans soient seuls à supporter ce combat alors que nous étions tous concernés.
Je connaissais José depuis la lutte du Larzac. Donc je suivais les procès, je m’informais, j’avais écouté Jean-Pierre Berlan, de l’INRA, qui expliquait ce qu’étaient les OGM et en quoi ils étaient dangereux. On devrait les appeler «chimères végétales» et non pas simplement organismes modifiés génétiquement: ce sont des chimères parce que, lorsque vous voulez mettre un gène de fraise dans un saumon, ça donne au saumon des qualités particulières, il devient horrible, affreux, il peut avoir deux mètres de long, il n’a plus aucun goût, mais il devient un prédateur important, qui peut détruire toutes les autres races de saumons de l’Atlantique. C’est là que réside le risque pour l’environnement, le risque que les plantes OGM deviennent des plantes dominantes, à travers le gène qu’elles reçoivent d’une autre plante. Parce que tout le règne du vivant peut prendre des gènes de n’importe quelle espèce dans son génome, c’est extraordinaire! Si on prend comme exemple le maïs Monsanto , c’est une plante qui devient dominante sur les autres plantes et donc qui peut transmettre ses gènes aux plantes de la même famille.
Ce qui a fini de me révolter et m’a fait dire «ce n’est pas possible, on ne peut pas continuer comme ça», c’est l’histoire de Percy Schmeiser. C’était un paysan qui faisait des semences bio et des semences conventionnelles de colza au Canada. Son champ a été contaminé par des semences de Monsanto (par le vent, par les camions qui passent) et il a été attaqué et condamné pour avoir cultivé illégalement sans payer les droits! Parce qu’il y a un brevet. Et ça c’est le deuxième problème.
La technologie des OGM est née aux États-Unis dans le cadre de l’agriculture industrielle à un moment où celle-ci piétinait et les rendements diminuaient. Même avec les engrais, les sols n’en pouvaient plus, les insecticides n’étaient plus suffisants. Donc les OGM ont été créés pour la production intensive qui ne respecte ni le sol ni rien du tout. Quand on produit de façon intensive, les plantes s’affaiblissent, donc les insectes les attaquent, donc il faut produire un pesticide pour les défendre contre eux, etc … On est dans ce cercle vicieux. Et là, on continuait ce même jeu en l’aggravant avec des plantes qui fournissent elles-mêmes leur propre insecticide. Mais au bout de trois ans, les insectes eux-mêmes se sélectionnent, réattaquent le maïs et cela ne sert plus à rien. Le danger, par la transmission des gènes aux autres plantes de la même faille ou par les micro-organismes du sol, c’est la contamination incontrôlée, aux conséquences non mesurables, des organismes vivants. C’est extrêmement grave, d’autant que ces plantes sont généralement tolérantes aux herbicides, c’est-à-dire qu’elles les supportent. Mais les plantes dites «mauvaises herbes» se sélectionnent et deviennent elles aussi résistantes aux herbicides. C’est ainsi que les doses augmentent continuellement. Et ces herbicides, on les retrouvent dans les plantes, et on les retrouve aussi dans l’assiette du consommateur. Le round up n’est pas quelque chose de bien gentil comme on a voulu faire croire aux gens, c’est quelque chose qui tue et qui, chez l’homme, porte atteinte aux cellules de reproduction, comme l’a montré Gilles Éric Séralini.
Donc le problème est triple, on a à la fois 1/ une atteinte à l’environnement, 2/ un brevet qui oblige les paysans à racheter continuellement des droits pour pouvoir cultiver — et en plus d’acheter le droit, ils doivent acheter le produit, le pesticide qui va avec — et 3/ l’aspect sanitaire. Or l’aspect sanitaire c’est l’horreur, c’est vraiment l’horreur .
Il y avait un bureau du génie bio moléculaire qui était chargé d’évaluer la toxicité des plantes et de donner un avis au gouvernement. Mais cet organisme n’avait aucune capacité financière pour commander des analyses, qui sont extrêmement coûteuses — il faut un suivi, il faut nourrir des animaux, voir toutes les conséquences sanitaires, ce sont des expériences assez lourdes. Vu qu’ils n’avaient pas d’argent, ce sont des boîtes comme Monsanto et Pionneer qui ont fait faire les expériences. Comment peut-on faire confiance à des gens qui, pour analyser un produit potentiellement dangereux, sont payés par les industriels qui le fabriquent?
Au niveau des pouvoirs politiques, on pensait qu’il y avait là un marché à conquérir, parce que c’était en plein développement, et il qu’il fallait avoir sa place sur ce marché. Au niveau des scientifiques il y en avait qui étaient très favorables à la transgénèse. La plupart des membres de l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) baignaient dans un scientisme dénué d’esprit critique. Tout nouveau, tout beau. Pourtant cela posait de sérieux problèmes. Outre l’appropriation du vivant, la contamination reste la question cruciale. Les industries agro-semencières sont en position dominante et se permettent de contaminer le maïs mais aussi les insectes, les abeilles, le miel… Il y a deux contaminations: la contamination horizontale par les pollens et la contamination verticale par les racines, par le sol. Une plante se nourrit grâce à un système extrêmement complexe de micro-organismes, dont on ne connaît que cinq pour cent, et les gènes peuvent contaminer toutes ces cellules de façon absolument inattendue, avec des combinaisons éventuellement dangereuses. Comment se fait-il qu’ils contaminent et que ce sont les autres qui doivent payer? Les laboratoires de l’INRA reçoivent des bourses des entreprises biotechnologiques pour effectuer des recherches orientées par ces dernières, mais ils ne contrôlent pas les applications. Ce sont les contribuables qui payent les chercheurs et les laboratoires. De toute façon, on ne peut pas les laisser contaminer!
Bref, le combat s’est axé sur cette contamination, cette appropriation du vivant et la défense sanitaire de la population. Au fur à mesure que je creusais le dossier, j’étais de plus en plus effaré. Quand j’ai entendu que Percy Schmeiser avait été condamné deux fois en cassation — il a dû payer une toute petite somme, pas les énormes montants que lui réclamaient Monsanto mais il a quand même dû verser quelque chose — j’étais complètement ahuri. Et puis Percy est venu en France pour les procès de José et il a dit «ce qui nous arrive à nous, cela vous arrivera à vous aussi demain».
L’agence européenne d’évaluation sanitaire, qui est chargée de donner un avis aux commissions, est complètement achetée par les sociétés biotechnologiques. La plupart de ses membres sont des consultants de ces entreprises (cf la revue L’Écologiste). La grandeur et l’indépendance du savant dont on nous a tellement rabattu les oreilles, à laquelle nous avons cru — et on pouvait y croire autrefois — ont disparu. Maintenant c’est fini. Dans les laboratoires, les sociétés biotechnologiques font des propositions: nous vous donnons des bourses d’études, étudiez ceci, c’est très intéressant. C’est vrai que c’est passionnant tout ce que l’étude de la transgénèse a permis de découvrir. C’est indéniable qu’elle a fait faire un bond énorme à la connaissance. Au début, ce n’était que du bricolage, mais maintenant ils deviennent extrêmement pointus et cela risque de poser des questions redoutables. En ce qui concerne les scientifiques, on peut parler de la prostitution d’un certain nombre d’entre eux et dénoncer le laisser-faire, le consentement du gouvernement, pourvu que ça ne fasse pas de vagues et que les gens soient mis devant le fait accompli. Monsanto a dit une fois dans une réunion de techniciens «de toutes façons on contaminera, ce sera irréversible, on les aura».
Le succès des actions des Faucheurs
B. H.: Et depuis la création des Faucheurs, est-ce que le combat avance, est-ce que la résistance porte ses fruits?
J.-B. L.: Nous avons eu de nombreux procès, dont certains se sont soldés par des relaxes. C’est quand même extraordinaire que des tribunaux nous aient relaxés!
On a fait aussi une marche de Chartres à Paris, qui n’a pas eu beaucoup de succès et n’a pas été très médiatisée, ça n’intéressait pas. Par contre la grève de la faim, faite fin 2007 – début 2008, a été une réussite. Le président Sarkozy avait parlé d’OGM pesticides qui étaient des OGM à risques, et il n’avait pas tenu l’engagement qu’il avait pris de mettre un moratoire sur le Mon 810. Le comité consultatif de la haute autorité qui a réuni différents scientifiques et a été constitué par Sarkozy a effectivement reconnu — dans des termes qu’il faudrait certes préciser — que la contamination était réelle et qu’il y avait un risque pour les insectes, pour la flore et pour la petite faune.
B. H.: Il y a donc des résultats, des pas qui sont faits…
J.-B. L.: Oui, et à partir de là, en 2008, il y a eu le moratoire sur le maïs Monsanto 810, qui n’est toujours pas levé pour l’instant et qui fait que tant qu’ils ne renouvellent pas la formule du Mons 810 il ne peut pas être cultivé. Cela fait deux ans que ce maïs n’a pas été cultivé, donc cela fait deux ans que nous ne fauchons plus… Si, nous avons fauché un peu l’année dernière des essais qui continuaient. C’est parce que nous avons fauché des essais que nous avons eu des dommages et intérêts très très lourds — nous étions cinq à passer en procès alors que nous étions 150 pendant l’action, mais enfin, là n’est pas la question —, nous avons eu quelque 200 000 euros à payer. Nous les avons trouvés.
B. H.: En faisant une collecte?
J.-B. L.: Oui. Le plus beau en ce qui concerne l’action des faucheurs, c’est la solidarité qui s’est levée: plusieurs centaine de milliers d’euros ont été récoltés en France pour payer les frais des procès, les dommages et intérêts. L’appartement de Gilles Lemaire devait être saisi. On lui réclamait 220 000 euros et nous les avons trouvés! La solidarité a permis de soutenir tous ceux qui étaient menacés de saisie, tant sur leurs biens immobiliers que sur leurs comptes bancaires, pour qu’ils n’en pâtissent pas. Ce fut formidable!
B. H.: On a parfois l’impression que c’est un peu le combat de David contre Goliath, la puissance en face est tellement gigantesque…
J.-B. L.: C’est énorme. C’est vrai que c’est David contre Goliath. Mais le moratoire c’est important et tout le monde reconnaît que l’action des faucheurs a été déterminante. Il y a eu une loi sur les OGM qui a failli être une loi anti-OGM en première lecture. Du coup l’UMP a rameuté tous ses membres pour qu’ils soient là pour voter la loi. Certains n’en avaient pas envie, parce qu’ils savaient qu’après, dans leur circonscription, on allait leur demander des comptes. La loi pro-OGM, une loi de co-existence censée protéger certaines cultures, a fini par passer à une majorité de quelques voix. Mais quand on sait que ces plantes sont des plantes dominantes, cette loi de co-existence revient à mettre dans le pré le loup avec l’agneau. Il ne faut pas rêver, la co-existence est impensable! on peut se dire que la contamination va rester cantonnée à certaines régions, mais le vent, lui, se moque pas mal des distances et on trouve autour de la terre tous les pollens, c’est un fait scientifique avéré, ils circulent dans les vents en haute altitude et ils tombent où ils veulent. Si bien que prétendre qu’il n’y aura pas de contamination, c’est anti-scientifique, complètement anti-scientifique! En Espagne, pays qui a accepté les OGM sans aucune précaution, il est impossible de cultiver du maïs conventionnel ni du maïs bio. Ils sont obligés de l’acheter en France.
Bref, si nous passons en revue toute cette action, la solidarité a été un point important, et elle s’est exprimée non seulement au niveau financier mais aussi au niveau juridique. C’est-à-dire que, quand le procureur prenait 5 ou 6 boucs émissaires alors que nous étions 250 dans les champs, il y en avait 200 qui se présentaient à la gendarmerie en disant : «Moi aussi j’y étais et je veux être inculpé. J’espère qu’ils seront relaxés et moi aussi je veux être relaxé, je veux affirmer ma responsabilité et je demande à être un prévenu comme les autres.» Ceux-là, nous les avons appelés les comparants volontaires. C’est un renversement: les gens fuient la justice, ils n’ont pas envie d’avoir des pénalités et là, tout le monde est venu à visage découvert, chacun a dit qu’il supporterait les conséquences de ses actes et tous l’ont fait.
L’état de nécessité.
B. H.: Ça, c’est de la désobéissance civique…
J.-B. L.: Oui. Le premier principe c’est d’agir sans violence envers les personnes. On pourrait nous objecter que nous appliquons une certaine violence vis-à-vis des biens, mais nous nous trouvons en état de nécessité, car c’est le bien commun qui est attaqué. Ce qui est en cause, c’est une propriété collective, qui ne peut pas appartenir seulement à quelques uns. Quand cette propriété collective est menacée, quand les syndicats et les associations ont fait des requêtes qui n’ont pas abouti, que reste-t-il au citoyen responsable? Il ne lui reste plus qu’à poser un acte de désobéissance civique pour dire «je ne peux plus faire autrement». C’est l’état de nécessité.
Lorsqu’un acte moralement inacceptable est accompli en vue du bien commun, il est accepté en droit français, c’est l’état de nécessité. Il y a un exemple dans la jurisprudence, c’est l’histoire d’une femme qui a volé du pain pour nourrir ses enfants et qui a été relaxée au nom de l’état de nécessité. Quand j’étais enfant, j’ai entendu le dicton «nécessité fait loi», mais ce n’est pas juridique, tandis que là, c’est un argument juridique et c’est au titre de cet état de nécessité que nous avons été relaxés, et grâce aussi au fait que la constitution mentionne désormais le principe de précaution, qui donne au citoyen le droit à un environnement sain et le devoir de le défendre.
C’est pour cela que nous avions des soutiens jusqu’au ministère de l’Environnement. Nathalie Kosciusco Morizet, qui y était en charge du dossier OGM, nous a soutenus jusqu’à ce que son parti lui dise: «Si vous continuez vous perdez votre place de deuxième secrétaire de l’UMP.» Là, elle a arrêté, malgré le soutien très fort des faucheurs. Elle a résisté au maximum, on peut dire qu’elle a été très courageuse… On voit donc qu’au niveau du gouvernement ce n’était pas blanc et noir. Il y avait ceux qui défendaient les gros agriculteurs, dont le ministère de l’Agriculture, Monsieur Fillon aussi — Sarkozy on ne sait pas, il dit oui d’un côté et non de l’autre, ce n’était pas très clair —, mais il en y avait d’autres qui nous soutenaient. Cela a divisé l’UMP, et cela divise même le syndicat des paysans majoritaires. Ils ne sont pas tous partisans des OGM. Les gros propriétaires oui, ils y voient la possibilité de vendre leur maïs, mais ils ne se rendent pas compte que progressivement cela va leur coûter gros, parce que les semences sont beaucoup plus chères. La rentabilité va diminuer et les petites exploitations seront mangées par les grosses. C’est la logique implacable de l’agriculture intensive, polluante de surcroît. Plus les semences sont sophistiquées, plus les résistances augmentent, les intrants aussi, et ainsi de suite…
Quoi qu’il en soit, cela a suscité cette solidarité au niveau financier et au niveau juridique. Ce fut extraordinaire. Il est vrai que cela entrait dans le cadre de la désobéissance civique non violente à visage découvert, mais il fallait assumer les risques liés à la destruction de plants, certes dangereux, mais pour lesquels les industriels avaient obtenu une protection de la loi. En fait, la loi s’était retournée contre le citoyen, et le but était donc de changer cette loi et de poser un acte public. C’est pour cela qu’au début les faucheurs ont annoncé leurs actions à l’avance dans les journaux. Du coup, ils nous attendaient, mais nous agissions toujours à visage découvert, nous ne nous cachions pas avec des masques, nous n’intervenions pas de nuit ou, si nous le faisions, nous allions ensuite à la gendarmerie pour dire «c’est nous qui avons fait ça». Et nous n’avons jamais attaqué aucun bien appartenant à des paysans. Souvent c’étaient des essais, pas des cultures, ou alors des semences de coopérative. Voilà en gros ce que nous avons fauché, donc cela touchait surtout la propriété des semenciers qui louaient les champs et les bras des paysans…
B. H.: Et cette manière d’agir vient directement de Gandhi, de Lanza del Vasto, elle s’inscrit dans cette tradition d’action non violente, cette volonté d’assumer complètement son acte?
J.-B. L.: Et de désobéir à la loi quand elle va contre le bien commun. Gandhi l’a fait en Inde. Il y a d’abord eu l’action en Afrique du Sud, où des cartes d’identité ont même été brûlées. En Inde, ils ont brûlé des tonnes de vêtements anglais, ils ont cherché à entrer dans des dépôts de sel pour prendre du sel. Il s’agissait de s’approprier le sel de la mer, qui était un bien commun et non pas une propriété de l’empire britannique. Là aussi, c’était aller contre la loi.
En revanche, nous n’avons jamais détruit un tracteur, du matériel agricole, nous n’avons jamais frappé un paysan ni un gendarme. C’est quand même assez remarquable. Nous avons occupé des sites, nous avons fait des inspections citoyennes, il y a eu toute une variété d’actions. Et les procès ont été l’occasion de diffusions, de fêtes populaires, il y a toujours eu un côté festif…
B. H.: Le but étant l’alerter l’opinion, d’informer, d’éveiller les consciences sur un problème…
J.-B. L.: Et puis d’obtenir que la loi change. Ce qui servait de référence en France, c’était la circulaire européenne 2001-18, qui tentait de réglementer les cultures transgéniques. Elle concernait les distances de protection, les exigences de publicité, etc. Nous demandions qu’ils appliquent au moins la circulaire, non pas qu’elle nous satisfasse, mais au moins… Et puis ensuite, dénoncer cette circulaire et demander un moratoire. Il y avait dans la circulaire une clause de sauvegarde qui permettait aux États de ne pas cultiver une plante si cela risquait de porter atteinte à l’environnement. Pour obtenir cette clause de sauvegarde, il fallait que ce soit justifié scientifiquement, si bien que tout l’enjeu pour nous consistait à montrer scientifiquement que c’était dangereux.
LE REFUS DU PRÉLÈVEMENT D’ADN.
J.-B. L.: Il y a eu un deuxième épisode après les comparants volontaires, quand les gendarmes ont commencé à appliquer la loi sur le prélèvement d’ADN. Si quelqu’un commettait un acte illégal, les gendarmes lui prenaient son ADN, mais il fallait que le faucheur donne son consentement. Dans certains cas, ils ont prélevé, non pas de force, mais je dirais par tromperie. Ils n’ont pas informé les personnes. C’est ce que nous n’avons pas accepté. Nous avons dit : «Il faut que tout le monde soit libre de choisir s’il veut ou non donner son ADN, mais nous encourageons publiquement à refuser. J’ai refusé de donner mon ADN et je suis le premier relaxé pour refus de donner l’ADN, relaxe consacrée par la cour d’appel et par la cour de cassation. C’est extrêmement important.
En droit français, nous avons la présomption d’innocence. Il faut prouver que quelqu’un est coupable. Or là, avec les OGM, c’est toujours un débat. Comment justifier que les services de police aient besoin de l’ADN d’une personne pour l’identifier alors qu’elle se présente spontanément. La nouvelle loi de répression des délits de fauchage ne l’exige pas. Et puis on ne sait pas ce que tous ces fichiers deviendront demain. Regardez ce qui s’est passé pendant la dernière guerre mondiale avec l’affaire des juifs, lorsqu’on a poursuivi des gens en fonction d’un caractère ethnique. Là, avec l’ADN, vous avez aussi une sélection des gens en fonction d’un caractère biologique. Or il est complètement inacceptable de regarder les personnes en fonction de leur caractère biologique, d’autant plus qu’il existe plusieurs cas où la justice s’est trompée, où des gens ont été arrêtés sur la base de leur ADN alors que c’était celui d’un autre. Ce n’est même pas fiable à 100 %…
Le refus de l’ADN est donc une deuxième lutte qui s’est greffée sur la première, et qui permet aussi de faire avancer la loi. C’est d’ailleurs le but, un peu comme dans le combat contre les tortures en Algérie, quand il s’agissait d’interdire à l’armée française de pratiquer la torture, de demander au gouvernement d’arrêter ces pratiques. Là, c’est pareil, nous demandons que le gouvernement prenne les dispositions pour que le décret sur l’ADN soit supprimé. À l’origine ce décret a été conçu pour les gens qui ont commis des crimes, aussi bien des crimes de sang que des crimes sexuels, mais ensuite, il a été étendu à toutes les autres infractions, hormis les crimes financiers, comme c’est bizarre!…
LE GRAND MAÎTRE, C’EST L’HOMME QUI EST DEVENU UN AMI POUR TOUS
Suite et fin de l’interview de Jean-Baptiste Libouban par Blanche Heugel
LE CHEMIN DE LA NON-VIOLENCE
Le but du combat
B. H.: J’aimerais recentrer notre discussion sur l’engagement spirituel. Il y a l’engagement politique extérieur et la pratique spirituelle, comment les deux s’articulent?
J.-B. L.: Le lien n’est pas évident, mais dans l’engagement faucheur je me suis dit: «Voilà un point où les Français peuvent peut-être comprendre l’état de soumission et de désespérance dans lequel ils vivent.» Résister c’est comprendre, et c’est aussi créer. Les Français aiment bien manger et, à ce titre, si nous réussissons cette lutte, nous aurons grandi, nous aurons vraiment pris conscience de notre appartenance à ce monde, au vivant, de notre responsabilité envers le vivant et donc de notre rôle en tant que personnes, en tant qu’êtres vivants, êtres pensants, êtres conscients. C’est la conscience qui est l’interface entre le monde organisé, public, politique, et ton monde intérieur à toi. La conscience, Lanza l’a dit et je trouve cela juste, c’est la «science de soi». Donc plus tu développes ta conscience, plus tu deviens sensible à la réalité des autres, à la réalité de tous les vivants, des arbres, des insectes même et de tous les êtres qui ne sont pas des choses.
Le grand danger d’une philosophie désincarnée, en tous cas de son application pratique dans le monde des nations, c’est qu’elle traite les vivants comme des choses. Nous sommes dans un monde où le vivant devient une chose, puis de chose il devient un numéro. En identifiant l’homme à son ADN, on donne une image mathématique et chiffrée de chaque individu. Nous n’imaginons pas toute la portée de ce bouleversement que nous sommes en train de vivre, où la science bouleverse les relations de l’homme avec la nature. La nature, cela veut dire «ce qui est né». Aujourd’hui, on parle d’environnement parce qu’on veut gommer cette notion de naissance. C’est pourtant là que se situe la relation au spirituel: qui je suis-je, dans cette affaire, quelle est ma responsabilité, et donc quelle est ma relation aux autres? À partir de là, il s’agit de changer, même si ce doit être dans une lutte, mon rapport avec ceux que je vais rencontrer. C’est cela la force de la non-violence, changer le rapport avec mes opposants… Les opposants ne sont pas nécessairement des salauds, ce sont des gens qui se trompent. Ce sont des adversaires, ceux qui sont en face de toi, opposés à toi. On peut dire qu’un ennemi, c’est quelqu’un qui te veut du mal, quelqu’un qui a de l’inimitié pour toi, qui veut ta destruction. Mais dans la grande conception spirituelle, l’amour de l’ennemi est la seule façon de vaincre. Parce que le but du combat, ce n’est pas de gagner, c’est la réconciliation, la paix, l’entente et l’harmonie retrouvées. S’il y a lutte, c’est qu’il y a perte de l’harmonie, et l’harmonie est une donnée fondamentale, profonde, qu’on ressent au fond de soi. Normalement nous avons les deux tendances: nous sentons à la fois le désir d’être en paix et en harmonie avec les autres et la tendance à l’affirmation de soi contre les autres…
La relation
Le problème c’est donc de s’affirmer soi-même en relation et en union avec les autres. C’est un problème que nous aurons jusqu’à notre mort, il ne faut pas se faire d’illusions, même avec les choses, avec tout ce qui est vivant, avec tout ce qui est matériel. Maintenant, avec les nanotechnologies, les savants vont pouvoir inventer de toute pièce un monde qui n’existait pas, un monde dont on ne connaît pas les tenants et aboutissants. Les dangers seront pires qu’avec les OGM. Nous sommes à une époque où il faut que la personne ait conscience de ce qu’elle est, pour pouvoir à la fois s’unir avec les autres et avoir le choix de dire non ou de dire oui. Chacun de nous a besoin de passer par une sorte d’affirmation de lui-même qui est le contraire de l’idéal communautaire. Le danger de la communauté à l’ancienne, c’est que le groupe est plus important que la personne, tandis que l’affirmation moderne de la communauté, c’est que la relation est plus importante que la personne. Et cela change tout.
La relation, ça veut dire qu’il y a deux personnes en présence et qu’entre elles il y a un accord, il y a une harmonie qui va se faire. Ce peut être une relation d’opposition, mais pour être menée à terme, une relation d’opposition doit être une relation de construction. Avec nos différences, il va falloir construire quelque chose au-delà de nous deux. C’est pour cela que la relation est si importante. La philosophie de Lanza est extraordinaire à cet égard: il montre que la relation est plus importante que les individus qu’elle relie, parce que c’est de l’accord que va naître la nouvelle loi, la loi en tant que véritable rapport d’intelligence entre les personnes et les choses. Et cette relation va embrasser deux formes opposées de la non-violence: la non-violence «féminine» et la non-violence «masculine».
La non-violence est obscure pour beaucoup de gens parce qu’elle est trop subtile. J’aime dire qu’il y a un côté féminin là-dedans, tout ce qui a trait à l’harmonie, tout ce qui fait que nous allons faire les choses pour qu’elles se déroulent dans le respect de tous, la manifestation la plus grandiose étant quand les gens se mettent à chanter ensemble, ou à danser, peu importe, pourvu que ce soit ensemble et que tout le monde sente que cela lui profite et que cela ne va contre personne…
B. H.: Mais cela ne doit pas être une espèce de consensus mou…
J.-B. L.: L’unité des uns peut se faire contre d’autres… Il y a une expression dans la prière de Lanza, «l’amour sans revers de haine» qui exprime cette difficulté. Beaucoup de gens passent à côté, ne se rendent pas compte, mais c’est énorme! Les Français entre eux s’aiment bien, ils ont envie de vivre entre eux, les Allemands aussi, mais si les Français font leur unité autour de l’idée que les autres sont des salauds, nous sommes loin de l’harmonie.
«L’amour sans revers de haine.» Si j’aime une femme et qu’un autre aime cette même femme — les romans et la littérature regorgent de ce genre d’histoires —, l’autre devient un salaud pour moi, il va me prendre mon amour! Je n’ai qu’une solution: je le tue. «L’amour sans revers de haine», ça veut dire que tu vas chercher à comprendre la relation de façon à ce qu’elle ne fasse pas de l’autre un obstacle. Et même s’il est un obstacle pour toi, à partir de cet obstacle tu vas faire quelque chose de positif… Mais là, on est déjà dans le côté conflictuel. C’est l’autre aspect de la non-violence, celui de la résolution des conflits. Commençons par la part d’harmonie, cette non-violence que j’appelle féminine et respectueuse, celle qui peut s’appliquer à de nombreux aspects de la vie. Ainsi, l’agriculture biologique est l’art de cultiver la terre en respectant les plantes, en respectant les micro-organismes qui sont dans le sol, etc. C’est le contraire de la logique industrielle productiviste, qui produit beaucoup pour vendre beaucoup et fait d’importants dégâts sanitaires et environnementaux. Mais la même observation vaut pour l’éducation: soit tu veux que les gens se remplissent la tête et qu’ils aient des résultats — c’est la logique du résultat, du chiffre, logique napoléonienne de la production maximale… —, soit tu optes pour l’harmonie — si tu veux l’appliquer à l’éducation, tu prends en compte que l’enfant est une personne. La première chose qu’il doit découvrir c’est lui-même. Il n’est pas seulement intelligent. Il est aussi sensible, poète, artiste…
B. H.: Le premier travail c’est donc que chacun soit lui-même…
J.-B. L.: Pour pouvoir communiquer et agir avec les autres, tu peux construire des systèmes énormes, grandioses, bourrés de science… mais si au départ il n’y a pas quelqu’un, à quoi sert tout ce bagage?
La non-violence d’harmonie et la non-violence d’opposition.
Et puis, à l’opposé de cette non-violence harmonieuse, il y a la non-violence masculine, que j’appelle masculine parce qu’elle est combative, elle est agressive, elle va mettre les pieds dans le plat, elle va aller dans le champ du paysan, elle va couper, elle va s’opposer, elle va se mettre devant les prisons, bref elle va dire non. Donc il y en a une qui dit oui, qui est tout sourire, qui cherche à construire, et une autre à la fois constructive et destructive, comme la déesse hindoue.
B. H.: Il faut l’équilibre entre les deux et c’est ce point-là qui est à trouver…
J.-B. L.: C’est ce point-là. Et je pense que la relation contient les deux, la non-violence contient les deux. C’est un peu comme le yin et le yang. La non-violence combative ne se réalise que dans l’opposition. Il faut qu’il y ait un combat. Il vient un moment où tu dis non. Mais il y a aussi une part féminine, qui réside dans le fait de toujours respecter l’adversaire
Quand le Christ est avec la femme adultère que les hommes s’apprêtent à lapider, il dit «que celui qui n’a jamais pêché lui lance la première pierre ». L’évangile dit ensuite qu’«ils partirent tous en commençant par les plus vieux» (ce qui est très rigolo, c’est une petite note d’humour très fine). Eh bien voilà, Jésus a gagné le combat contre la loi, une loi au nom de laquelle on avait le droit de tuer cette femme. Mais les hommes qui ont la loi de leur côté ne sont pas meilleurs; eux aussi ont peut-être désiré une femme qui n’était pas la leur, ou ils ont accompli l’adultère, mais comme ce sont des hommes, ils n’ont pas de problème. Et puis on ne sait pas pourquoi cette femme a commis un adultère; peut-être que son mari en aimait une autre… Qu’est-ce qui me prouve qu’il n’était pas embêtant comme la peste cet homme? Et si finalement, quelqu’un d’autre l’avait aimée? Ou bien son mari était complètement indifférent — je n’en sais rien, ce n’est pas dit dans le texte, je peux inventer le scénario que je veux! Jésus va au fond et il dit : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» Il reprend ces gens dans la profondeur de leur identité en tant que juifs: «Celui qui n’a jamais pêché, qu’il lui jette la première pierre.» La loi fonde l’identité collective. Il pose la question essentielle: «L’homme est-il fait pour la loi ou la loi pour l’homme?»
Et il refait le coup avec les marchands du temple, «la maison de mon Père n’est pas une maison de marchands», dit-il. Il n’est pas pour la logique commerciale. Il y a des gens qui sont là pour gagner leur argent en vendant des pigeons, des moutons, des bœufs pour les sacrifices… «Dégagez, installez-vous dehors, ici c’est le lieu de la prière, c’est un lieu sacré où il n’y a pas de transactions, pas de bénéfices.» (Peut-être les prêtres prenaient-ils un pourcentage sur les bénéfices, après tout) «Dégagez! Sinon, je mets tout par terre!» C’est extrêmement violent. «Je suis chez moi ici.» Mais où est la véritable violence? N’est-ce pas la violence légalisée, entérinée par l’habitude? L’alliance du sacré et du profit est un mélange répugnant, au même titre que celle de la science sacralisée et de l’argent.
Là on comprend très bien comment on passe du dedans au dehors, et du dehors au-dedans. Tu ne peux pas enfermer la conscience dans un aspect purement intérieur. Par contre, tu peux avoir besoin pendant un temps de travailler sur l’intérieur et à un autre moment être appelé à agir extérieurement. Ce qui me paraît important dans un enseignement — et cela n’était pas clair dans les enseignements traditionnels —, c’est ce pont entre le dehors et le dedans. Que du dedans on aille au dehors et du dehors au dedans. Je suis conscient, je suis responsable, c’est-à-dire que je réponds. Pour Lanza le mot «responsable» a pour racine spons, épousailles, ce qui est beaucoup plus joli, mais on peut se contenter de dire: «Ceci est inacceptable pour moi, donc ce l’est aussi pour d’autres. Je me mets en travers et j’en accepte les conséquences.»
Bref, il n’y a pas de barrières et je pense que Gandhi a magistralement ouvert l’espace politique en nous introduisant dans une dimension où l’espace spirituel n’est pas confiné à l’intérieur…
Connaissance de soi, maîtrise de soi et don de soi.
Il y a la connaissance de soi, la maîtrise de soi et le don de soi. Ce sont trois grands axes du travail spirituel. Avec le fauchage, je te parlais de l’aspect conscience. Mais tu as l’aspect maîtrise, parce qu’il faut se retenir, hein! de ne pas donner des coups à celui qui t’en donne. Donc l’interpeller pour atteindre sa conscience: «Pourquoi fais-tu cela? Qu’es-tu es en train de faire, toi, là?» Et il lâche, il baisse son bras. Connaissance de soi, maîtrise de soi, don de soi. Pour qu’une action soit complètement non violente, tu dois la faire sans aucun intérêt personnel. Tu dois effacer complètement tout ce qui relève du désir, de l’intérêt personnel. Bien sûr, ce n’est jamais parfait. Il peut y avoir, surtout à cause de la médiatisation, des gens qui cultivent leur image. C’est un risque, le risque qu’avec la réussite on se prenne pour quelqu’un d’important. c’est un énorme risque auquel je suis confronté moi aussi. D’un seul coup tu deviens quelqu’un. Mais non, tu n’es pas quelqu’un, tu es comme les autres…
B. H.: Le sauveur, porteur d’une mission…
J.-B. L.: En ce qui me concerne, je me suis engagé parce que je ne savais pas faire autrement, je n’ai pas pu faire autrement. Un peu comme quand tu tombes amoureux, tu ne peux pas faire autrement. Elle avait de trop beaux yeux, je ne pouvais rien faire, j’ai craqué. Là, c’est pareil, tu es sur ton chemin. En fait, je suis en état de nécessité, ce n’est pas lié à une qualité particulière. C’est le mystère de la vie…
En tous cas, ces trois dimensions-là — connaissance, maîtrise et don — sont pour moi extrêmement importantes. Je ne gagne pas d’argent, je ne suis pas payé par Monsanto ou par une autre entreprise pour aller détruire les essais de quelqu’un. Non seulement je ne gagne rien, mais je risque d’aller en prison, d’être pris pour un destructeur. En revanche, je rencontre beaucoup de gens intéressants. C’est là que j’expérimente qu’en donnant, on reçoit beaucoup plus qu’on a donné. Je l’expérimente tout le temps, je rencontre des gens extraordinaires, que je ne rencontre pas dans les religions, des gens qui se donnent à fond sans rien attendre en retour…
Revenons sur un aspect que Lanza développe, mais qu’on trouve dans les traditions orientales: «Je ne suis pas mon corps.» Si je me confonds avec mon corps, je me prends pour un animal, c’est-à-dire que pour moi l’alimentation, le sexe, tout ce qui est lié au corps, mes plaisirs, mes désirs deviennent les maîtres de ce que je suis — je me confonds avec mon corps. «Je ne suis pas mon corps», c’est un premier axiome de travail. C’est très intéressant. À cet égard, je peux te dire qu’avec le fauchage des OGM j’ai un énorme plan de travail! «Je ne suis pas mon corps», parce que mon pauvre corps, il risque de prendre des coups, des tensions. Pour lui ce n’est pas bon, mais il veut bien, comme aurait dit François d’Assise, être le «frère âne» qui va me porter. Je lui demande d’être un serviteur, je vais le soumettre au jeûne, je vais lui demander que, pendant un temps, peut-être un jour, un mois, trois jours, il perde tout ce qui faisait sa racine de désirs et de plaisirs, toutes choses apparemment fondamentales pour vivre, puisque le désir et le plaisir nous font vivre, nous poussent à vivre, à nous reproduire et, dans l’amour à nous unir à l’autre, à l’aimer, à le connaître. Eh bien là je vais lui dire, non! maintenant je vais m’arrêter de manger parce que j’ai quelque chose à poser qui est plus important pour interpeller les autres, mon gouvernement…
B. H.: Ça, c’est le travail de maîtrise dont tu parlais…
J.-B. L.: Oui, c’est l’occasion d’un travail de maîtrise de soi. Mais aussi de connaissance de soi. «Je ne suis pas mon intelligence» non plus. Cela fait partie des axiomes fondamentaux du travail de la vie spirituelle. J’ai une intelligence et c’est à moi de m’en servir pour faire le bien. Si j’ai découvert que j’étais intelligent, est-ce que je me sers de mon intelligence pour subjuguer les autres, ou est-ce qu’au contraire je m’en sers pour faire une œuvre d’art? Est-ce que je fais de ma vie une œuvre d’art avec intelligence? On pourrait me proposer des postes intéressants et je gagnerais plus, ça aussi c’est lié au corps, et entre autres choses au personnage social.
Je ne suis pas mon intelligence. Par contre mon intelligence est un outil extraordinaire. J’ai donc intérêt à la travailler, à la développer, à voir comment elle fonctionne et à quoi elle s’intéresse, à observer ses difficultés. Avec les faucheurs c’est pareil. La volonté dans l’action est importante, le ressort de la volonté est très marqué dans l’action, c’est le côté héroïque, le don de soi. Je fais référence aux trois grandes catégories anciennes: le sage, le héros et le saint. Le sage est celui qui, par l’intelligence, par le sacrifice de son intelligence, arrive à l’harmonie, à la paix; le héros est celui qui donne sa vie pour ramener la paix et la vie autour de lui, qui sacrifie son corps; et le saint est celui qui sacrifie son cœur, qui donne tout. Il est dans l’oblation, il n’est plus intéressé, il ne s’appartient plus, il appartient à la vie, à l’amour. Il est complètement…
B. H.: Au-delà de tout…
J.-B. L.: En tous cas, il voit chez les autres l’image de Dieu, il voit Dieu en tout être. Ce sont trois démarches pertinentes pour appréhender l’action non-violente.
Mais revenons à « je ne suis pas mon corps, je ne suis pas mon intelligence, je ne suis pas mes sentiments». Ce peut être ma colère, je peux me prendre pour ma colère. J’aime la phrase du Bouddha «celui qui se surprend dans la colère, je l’appelle un conducteur de char», celui qui d’un seul coup se voit en colère et baisse les bras, s’arrête….
B. H.: Dans le zen, on appelle ça l’observation… On observe les émotions…
J.-B. L.: Normalement, cela entre dans le travail que l’on fait en psychologie etc. Si tu as compris cela, cette emprise des émotions, tu es déjà plus vigilant.
Cela ne veut pas dire que tu vas arriver à te déprendre. Mais tu pourras toujours pleurer à chaque fois que tu n’y es pas arrivé. «Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés.» Si tu pleures, «oh je me suis encore fait avoir, quel idiot, mais quel imbécile!» c’est déjà un pas… Dis-toi bien que jusqu’au bout de ta vie, ce problème, tu l’auras. Les gens qui sont réalisés, je veux bien croire qu’il y en ait, mais être réalisé c’est surtout savoir qu’on ne l’est pas. Savoir qu’on n’est pas parfait, c’est le grand chemin. Se voir et ne pas se mépriser, s’accepter.
Tout cela entre dans l’action non violente. Si tu n’as pas fait cette démarche-là, si tu te prends pour quelqu’un de très grand ou je ne sais quoi….
Et le dernier aspect, qui n’est peut-être pas dans le bouddhisme et qui est introduit par Lanza, c’est: «Je ne suis pas mon personnage». Cela, je ne l’ai pas lu dans les traités.
B. H.: Mon personnage, c’est l’ego?
J.-B. L.: Non non, c’est la représentation sociale de ce que tu es. Comment se fait-il que, sur une carte de visite, il est marqué «Monsieur Untel, ancien ministre». Ou quelqu’un vient «Ah, bonjour cher docteur»? Es-tu docteur tout le temps, même au lit avec ta femme? «Et vous, qui êtes-vous?» «Ah moi, je suis menuisier.» Ah bon, tu es un menuisier, ou un chômeur? Non, cela c’est ton image sociale ou son reflet. Il y a différents personnages: le salaud, celui qui fait du bien, et cette image-là peut être instrumentalisée. Or ton personnage, même dans l’action non violente, ça joue: «On ne va quand même pas me mettre avec ces gars qui ont commis des actes de vandalisme.» Est-ce que tu es prêt à perdre cette considération sociale? à perdre tes biens? à perdre ta réputation? Dans l’engagement des faucheurs, c’est clair: attention! vous risquez de perdre vos biens, d’aller en prison… Les gens savent à quoi s’en tenir. L’action non violente est un chemin spirituel extraordinaire parce que tu es amené au détachement, et tu peux même être amené à renoncer à l’action non violente si elle n’est pas juste, à arrêter une action. Gandhi a arrêté des actions; cela a rendu les autres furieux. Parce qu’il y avait trop de violence qui se développait en Inde. Donc il a dit «non, j’arrête».
Le personnage ce n’est pas rien. Spirituellement, ce n’est rien, c’est une fiction, du théâtre. Mais le noter comme un instrument spirituel, c’est important. Il y a des gens qui sont toujours des gourous. C’est l’évêque à la mitre d’or, c’est le grand Rimpoché au crâne rasé, Grand Maître de ceci ou cela… Non, ce ne sont pas des grands maîtres… Oui, bien sûr, ils ont une responsabilité dans l’enseignement, c’est important, cela mérite certainement qu’on les respecte. Mais Dieu les honore par la parole qu’il fait passer à travers eux. C’est suffisant. Il n’est pas bon d’en rajouter, de les prendre pour des gens importants. Le grand maître, c’est l’homme qui est devenu un ami pour tous.
B. H.: Sacré piège…
J.-B. L.: Il y a des histoires hindoues là-dessus qui sont tout à fait extraordinaires. Un quidam joue les maîtres spirituels pour gagner de l’argent. Au début, il en gagne beaucoup, cela marche très bien et on lui dit: «Maintenant, tu es un grand maître.» Il va dans la mer, il avance en se disant «je suis un grand maître, je suis un grand maître», parce qu’il y a des gens qui ont marché sur l’eau en invoquant son nom. Donc il entre dans la mer en invoquant son propre nom, et il coule! Cela, c’est le piège de toutes les sociétés spirituelles. Le personnage spirituel imbu de lui-même, de sa puissance, alors qu’il devrait être l’image de Dieu, qui est comme n’étant pas, est le pire de tous. C’est pire que de se prendre pour le président de la République, un ministre ou un docteur, parce que, si tu es maître, tu es chargé d’enseigner. Tu es celui qui est au service de la vérité. Les Indiens appelaient Gandhi Bapou, «petit père, papa» ou quelque chose comme ça, ils ne lui disaient pas grand maître, même si après ils l’ont vénéré. Il était avec eux comme un frère, il ne jouait pas au maître.
Tous ces points-là sont liés à l’action non violente. Pour moi, Gandhi nous apporte une démarche qui vient à point. Les sociétés traditionnelles ne remettaient pas en question le pouvoir: le roi était d’essence sacrée, donc tout ce que faisait le roi était bon, donc l’organisation de la société n’était pas remise en question, c’était sacralisé parce que le roi était sacré, parce que le roi était d’essence divine.
B. H.: Et Gandhi a remis cela en question…
J.-B. L.: Le changement très important qu’il a introduit au niveau spirituel, c’est l’insistance non pas sur les bonnes œuvres, mais sur le bien que l’on fait en tenant compte de l’autre. La non-violence ce n’est pas faire le bien, c’est la relation avec l’autre, la façon dont tu es avec lui. L’attitude que tu as avec l’autre est plus importante que ce que tu fais, notamment dans ta famille, avec ton ami. Ton comportement sera plus important que ce que tu diras.
B. H.: Mais est-ce que c’est moral?
J.-B. L.: Ça n’a pas besoin d’être moral. Quand le Christ défend la femme adultère, il ne s’occupe pas de la morale, il ne condamne pas l’adultère. Quand Gandhi est prêt à voler les dépôts de sel, il est au-delà de la morale. C’est cela l’état de nécessité. Et les religions, pour moi — je disais cela justement à quelqu’un qui faisait une thèse sur l’amour et la charité dans le christianisme — passent trop souvent à côté de cet aspect. Actuellement les lois se situent au-delà de ce que les religions sont en mesure d’enseigner à leurs adeptes, puisque l’état de nécessité justifie un acte qui est normalement interdit dans la vie publique, dans la mesure où il est fait pour le bien des personnes ou des choses. Quand nous enseigne-t-on cela dans la religion? On t’enseigne la morale, mais la vie spirituelle c’est aller contre la morale si c’est nécessaire pour faire le bien.
Donc je pense que la non-violence est un très grand chemin initiatique. Elle est contenue dans le bouddhisme, elle est contenue dans le christianisme et dans bien d’autres voies humanistes.
B. H.: Tout ce que tu dis fait écho à ce qu’on pratique dans le zen… C’est présenté différemment mais les problèmes sont les mêmes. Sauf que pour nous, cela passe par la méditation et la pratique d’une posture. Par le corps, la respiration, l’observation du corps et de l’esprit.
J.-B. L.: Moi aussi j’ai besoin de passer par le silence et la posture. Le rappel (exercice proposé par Gurdjeff: à un signal donné, on arrête toute activité et on ne bouge plus [N.D.L.R.]), par exemple, que l’Arche enseigne, c’est cette petite goutte d’eau qui va te faire entrer progressivement dans la grande méditation. Même si je ne médite pas actuellement tous les matins, dans la pratique de l’Arche tu as quand même la méditation. Normalement on médite le matin ou le soir, une demi-heure. Ou bien on fait des exercices de yoga. Bon! moi actuellement, je ne pratique pas beaucoup. Mais ça fait partie du travail. Dans l’action non violente, on emploie le rappel. Le rappel c’est s’arrêter quand ça va très mal, respirer, reprendre souffle, se détendre et redescendre dans l’essentiel. Dans des actions où tu es confronté aux gaz lacrymogènes et aux charges des CRS, tu te souviens du rappel, tu te calmes et tu retrouves la paix.
B. H.: Ça marche?
J.-B. L.: Bien sûr. Un jour, lors d’une action, ça pétait de tous les côtés, il y avait une débandade. Anna s’est arrêtée, elle a respiré, elle s’est détendue, elle a fait le rappel. Plusieurs personnes sont venues autour d’elle et ont dit «on voit que tu n’as pas peur, on vient avec toi», et ils sont partis tranquillement, ils sont sortis. C’est retourner à l’essentiel quand ça ne va pas. C’est l’histoire de Deshimaru que je racontais l’autre jour, sur le bateau (histoire que Deshimaru raconte dans son autobiographie: il était soldat sur un navire de guerre menacé par les torpilles ennemies. Tandis que tout le monde s’affolait autour de lui, il faisait zazen tranquillement dans sa cabine [N.D.L.R.]). Et ça, je l’enseigne dans le message de la non-violence, comme une attitude fondamentale pour se retrouver soi-même et redescendre au niveau profond. Et puis faire partir la peur.
B. H.: Oui parce que c’est physique.
J.-B. L.: C’est physique. Et puis cela veut dire accepter ce qui vient. C’est un relâchement, une détente et une acceptation profonde. Il se passe ce qu’il se passe… C’est Deshimaru sur son bateau. Qu’arrivera-t-il? Je ne sais pas. Je connais une personne qui avait soutenu des luttes violentes au Maroc et était enfermée dans les prisons marocaines, il y a quarante ans de ça, dans les caves. Ils la frappaient (c’était une amie de l’Arche), et la police marocaine n’est pas spécialement tendre. D’un seul coup elle s’est souvenu du rappel, elle était par terre, elle s’est remise droite, elle s’est assise, elle a commencé à respirer, à se détendre. Elle les a regardés et ils ont arrêté de la frapper. Je ne garantis pas que ça marche à tous les coups. Mais au moins tu es en relation avec toi-même. Tu ne peux pas le faire tout le temps non plus, il y a des situations où tu ne peux pas faire le rappel. Mais pour moi, cela fait partie du bagage. C’est comme le jeûne…
Le silence est une arme politique. Certains font maintenant des cercles de silence pour dénoncer les centres de rétention administrative des sans-papiers. Des jeunes se regroupent pour faire du freezing, un mot anglais pour dire qu’on gèle tout. Ce sont des gens qui se téléphonent avec un portable et se donnent rendez-vous, par exemple devant la gare Saint-Lazare, et ils restent là une demi-heure sans rien faire. C’est une contestation de l’agitation, de tout ce monde fou. Certains militants non violents ne comprennent pas et disent que ce n’est pas un acte politique fort. Moi je dis que c’est plus qu’un acte politique, c’est un acte spirituel: «Ça ne va plus, on ne va pas continuer à courir dans tous les sens comme des fous.»
Alors tu vois la frontière entre le spirituel et l’acte, c’est la question de la présence à l’acte, c’est la question du sens de l’acte et la question de la dignité et de la conscience de la personne humaine. La vie spirituelle est faite pour développer des personnes conscientes, qui puissent dire non, qui puissent dire oui et qui ne se prennent pas pour des…
B. H.: Des mamamouchis.
J.-B. L.: Des mamamouchis! C’est extraordinaire cette histoire de mamamouchi dans Molière. Tu mets le doigt sur quelque chose qui est vraiment une caricature du «personnage». Le théâtre nous enseigne les erreurs, mais souvent il ne nous enseigne pas ce qu’il faut faire. C’est ce que j’ai critiqué dans mes études classiques, le fait qu’on te montre toutes les situations qui ne sont pas bonnes, mais on ne te donne pas la réponse, ce qu’il aurait fallu faire pour en sortir. On te met dans la situation du drame… Sauf dans ton spectacle (L’étrange voyage de Jonas, spectacle de marionnettes créé et interprété par Blanche Heugel, [N.D.L.R.]), à un moment, il y a la conscience qui parle à Jonas, qui le calme, mais il n’est pas certain que les gens comprennent ce que tu as voulu dire. C’est quand même un appel à autre chose que ce qu’il est, lui, Jonas. Comme ta tête apparaît à ce moment, elle devient très importante, plus importante que la poupée, donc là il y a un rapport au sens qui est profond. Mais souvent on ne te donne pas les clefs pour sortir. On te met un drame devant les yeux et il n’y a pas la réponse.
B. H.: Dans Le Malade imaginaire, c’est assez profond, il croit qu’il est malade et son frère lui dit: «Tu es malade mais tu as en toi les moyens de te guérir toi-même.»
J.-B. L.: Il doit y avoir quelques exceptions quand même, sans doute suis-je trop catégorique…
L’acte. Poser un acte dans sa vie…
La véritable action
B. H.: Qu’est-ce qu’une véritable action?
J.-B. L.: C’est quand tu penses que c’est fondamental de dire ou de faire quelque chose. C’est cela qui te représente à un moment donné. Voilà ce qu’est un acte. Quelque chose que tu vas poser qui est en unité avec ce que tu penses et ce que tu dis. C’est pour cette raison que tu vas le poser. Et tu en acceptes toutes les conséquences, tu ne fuis pas. Tu penses que tu as suffisamment réfléchi à cet acte pour que, en le posant, il te renvoie l’image de ce que tu as voulu faire. Et si ce n’est pas le cas, il va te donner un enseignement. Si en commettant cet acte tu as fait quelque chose qui n’est pas encore complètement ce que tu voulais, alors il va te revenir devant les yeux et tu verras que ce n’est pas encore ça. Il y a une logique, une spiritualité de l’acte. C’est la conscience, et cette conscience te dit: «Tu as cru faire ça, mais ce n’est pas encore exact.» Tu as posé un acte et il en ressort quelque chose qui est un enseignement ou qui te prépare à un autre acte. Il t’ouvre une porte.
Pour moi, poser un acte, c’est aller vers l’unité intérieure. La vie spirituelle c’est la recherche de cette unité, puisque nous sommes en morceaux. Dans l’acte, penser, dire, agir sont en accord. «Enfin je suis libre! J’ai pu dire que je n’étais pas d’accord avec tout ce qui se fait. Enfin j’ai pu poser un acte pour le dire! Vous ne pouvez pas savoir comment c’est fort, extraordinaire pour moi d’avoir fait ça! Je supporte tellement de choses, je ne suis pas d’accord et je ne peux rien faire, je ne peux rien dire. Ils ont toujours le pouvoir et moi il ne me reste plus rien! On m’a volé ma conscience, on m’a volé mon consentement! Là, je reprends mon consentement.» Consentir c’est, d’une certaine façon, «sentir avec soi». «Ah! Je redeviens moi-même!» Et ce ne sont pas les spirituels qui disent cela. Ils ont plutôt tendance à dire: «Pourvu que ça continue!»
Nous sommes dans une société d’esclaves et les gens ne le voient pas. Nous sommes des esclaves gras, c’est pour cela que nous ne le voyons pas. Nous sommes nourris grassement pour que nous nous taisions, dans une prison dorée, une grande maison de jeux. Découvrir que c’est une maison de jeux, c’est déjà un acte spirituel. Je ne dis pas qu’il faut moraliser les banquiers et la Bourse, non, c’est complètement inutile. Pour moi c’est «la Bourse ou la vie». J’ai choisi la vie, donc je fais sauter la Bourse. Bon, pas violemment… mais il faut arrêter de vendre, de jouer au loto avec les entreprises, de vendre les monnaies au loto, le dollar monte, et puis après c’est le yen, il faut arrêter ça! Comment le travail des gens est-il considéré? On vend les entreprises avec les ouvriers. Quand on achète une entreprise, on prend des parts et on devient propriétaire, y compris des ouvriers. Ça n’a plus rien à voir avec le monde spirituel!
B. H.: De toute évidence!
J.-B. L.: Oui, mais si l’on veut faire la révolution — ce tour de roue —, il faut se rendre compte que ce message doit aussi pouvoir passer au nom de l’acte spirituel de la transformation personnelle. Il faut que tu puisses parler et agir de telle manière que ça n’aille pas contre la loi spirituelle. C’est pour cela que la non-violence est un chemin extraordinaire. La non-violence gandhienne publique, active, et non pas cantonnée à nos petites affaires, c’est quand même un produit de la modernité qui bouleverse les religions. Elle y était en germe, mais n’existait pas, dans le sens où exister, c’est s’asseoir à l’extérieur. Asseoir cette spiritualité active dans les affaires publiques nécessite aussi l’usage de moyens qui ne soient pas en contradiction avec la fin recherchée. Ce doit être en outre une action publique indépendante du pouvoir, des partis, des syndicats; ce qui ne veut pas dire qu’on leur soit hostile ou qu’on refuse leur participation, mais que la société civile redonne le pouvoir à tous et chacun. Nous ne pouvons plus nous permettre de laisser les sciences faire n’importe quoi, nous ne pouvons plus nous permettre de laisser le droit au service des intérêts de quelques uns. Le droit est fait pour créer une relation harmonieuse entre les personnes et les biens. Les sciences sont d’abord et fondamentalement au service de la connaissance.
La compréhension émerveillée, tel est le but. Le but de la vie spirituelle c’est l’émerveillement. La connaissance c’est extraordinaire, mais pas la connaissance pour le profit, qui est l’inverse de la connaissance. C’est devenu monstrueux, c’est un cancer qui se développe, des centaines de cancers qui se développent, chacun à sa façon, contre la vie. C’est pour toutes ces raisons que le fauchage des OGM m’a intéressé.
La vie spirituelle est concernée par les orientations de la science — nous sommes spirituellement responsables de ce qu’on fait de la science —, et elle est concernée par le droit, puisque la science et le droit sont aujourd’hui les deux grands vecteurs de la violence publique, qui vont contre l’homme. Quand on a compris que la science et le droit sont devenus des instruments au service de la violence, on est plus apte à comprendre les ressorts de cette civilisation brillante et puissante, mais calamiteuse. Si nous avons conscience de ce qui provoque le désordre, alors nous allons lutter et travailler pour remettre de l’ordre.
B. H.: Et ça, ça part toujours de l’observation de sa propre humanité…
J.-B. L.: On part toujours de là. C’est la réalité vraie. Après, la suite ne t’appartient pas. Je ne suis pas sûr que je gagnerai. Mais j’aurai fait tout ce qui était dans mes possibilités pour alerter, agir, assumer mes responsabilités de vivant. Ma responsabilité de vivant, ce n’est pas d’avoir une voiture, d’avoir une maison, d’être tranquille. Ma responsabilité de vivant c’est de dire: «Je vois et, en fonction de ce que je vois, j’agis.» Et puis il n’y a pas que cela, même si c’est une dimension importante, un chemin spirituel. Au fond de moi j’ai aussi une relation avec ce qu’il y a de plus profond, et c’est pour ça que le sens de la fête ne doit jamais être perdu.
B. H.: Ah!
L’art.
J.-B. L.: Même dans les actions de fauchage il faut qu’il y ait une fête à la fin. Le but final de tout, c’est la fête. Je ne crois pas que le monde ait été fait par un big-bang, pour moi ça c’est une grosse blague, le monde vient d’une fête. Et le big-bang a dû être un formidable feu d’artifice.
B. H.: Une grande bacchanale…
J.-B. L.: Une grande bacchanale. Et ça finira par une grande fête. On fera la fête. C ‘est dans l’harmonie, la dimension festive, intelligente, humoristique et poétique, tout ce que tu veux, que nous trouvons notre accomplissement véritable — pas notre accomplissement en tant que soi-même tout seul, mais l’accomplissement dans l’accomplissement des autres. La fête c’est la célébration de l’unité, c’est l’accomplissement de soi-même dans l’accomplissement des autres. Lorsque nous dansons — et les danses traditionnelles sont extraordinaires à cet égard, parce ce que ce ne sont pas des danses de couple, mais des rondes —, nous sommes tous ensemble en train de créer quelque chose qui nous manifeste tous et où chacun a parfaitement sa place. Et c’est en outre éducatif, parce que la danse est quelque chose où tu obéis avec plaisir. Tu as du plaisir à prendre le rythme et tu ne fais pas ce que tu veux toi, mais ce qui t’est demandé pour créer ton plaisir et créer l’unité de tout le monde. Donc la danse, c’est un enseignement extraordinaire. Comme le chant. Te soumettant, tu grandis beaucoup plus, tu deviens céleste, tu deviens un ange qui bondit, un chœur angélique à trois ou quatre voix. Et donc le chant, la danse, sont des arts premiers, primitifs, fondamentaux, sacrés. Parce qu’ils viennent…
B. H.: Du tréfonds…
J.-B. L.: Et en même temps ils rendent l’image de ce que nous sommes. C’est la fin de l’action non violente, c’est la réconciliation. Et la paix s’exprime magnifiquement. La paix c’est quand nous sommes heureux les uns avec les autres. La fête c’est la paix au deuxième degré. En ce qui me concerne, je suis fou de danse. J’aime la valse, aussi. Mais tu as des danses, des musiques de tous les pays du monde, qui sont de toute beauté. Qu’est-ce que je peux désirer de plus que d’avoir cette communion? Dans le chant, dans le mouvement où nos corps s’unissent…où hommes et femmes peuvent s’unir, où le corps de chacun n’est pas interdit à l’autre. D’une certaine façon, le corps de chacun est…
B. H.: Sans limite…
J.-B. L.: Il trouve une place… Déjà, le fait qu’on puisse danser avec tout le monde, déjà ça change tout …Le corps de l’autre perd la connotation de limite et d’interdit. Il devient quelque chose où la communion est possible, sans appropriation, sans interdit…
B. H.: Et la poésie?
J.-B. L.: La poésie, je pense que c’est la révélation de soi-même. C’est peut-être le plus grand des arts, justement parce qu’elle contient la musique, elle essaie de faire danser les mots. C’est une révélation de la parole, la parole qui crée, la parole qui est pour moi la réalité du monde essentiel. La poésie est la manifestation de cette parole joyeuse, intime…
B. H.: Libre…
J.-B. L.: La poésie est ce qui harmonise les émotions et en fait sortir un sens qui nous échappait. Le poète est celui qui montre le sens d’un acte, qui traduit en paroles ce que les autres ont ressenti et leur fait dire «oui, c’est ça». La poésie est une révélation du monde. Elle est aussi la connaissance de ce que nous serons demain. Dans une certaine mesure, nous sommes transfigurés par la poésie, elle nous montre ce que nous ne voyons pas dans la vie courante.
Mais ce qui est beau, c’est l’art de vivre, c’est l’art de tous les arts. Si tu sais vivre heureux avec d’autres, c’est la poésie au quotidien. C’est dire aux autres «vous êtes beaux, vous êtes merveilleux, vous êtes sympas». C’est voir la beauté des autres, s’enrichir de la beauté des autres, sentir le parfum des autres. Et puis c’est souffrir aussi.
Il y a la souffrance, la maladie… Mais c’est justement là, quand nous savons faire de la maladie, de la souffrance et de tous les empêchements quelque chose de beau, alors là c’est formidable. Dans les camps de concentration, tu pouvais rencontrer des gens extraordinaires. Dans cet endroit-là, qui est l’image réelle de l’enfer, il y avait des êtres extraordinaires, qui ont donné du courage aux autres. Comment s’appelle-t-elle déjà, la Hollandaise… Etty Hillesum… Elle a accepté d’aller dans les camps de concentration. «Il faut quand même que je te sauve, Dieu.» Qui est-ce qui va sauver Dieu?
Dans ce sens, l’action combative se rattache à la poésie. Si elle ne trouve pas sa dimension festive, il va lui manquer quelque chose. On ne fait pas l’action pour l’action. L’action a pour premier objet la justice, qui est nettement inférieure à l’amour, mais enfin… La justice, c’est un égal un, mais quand un et un font un, là c’est l’amour. Là, c’est la fin de l’action non violente. La réconciliation et le pardon sont les actes les plus difficiles. C’est encore assez facile de demander pardon, mais le donner, c’est souvent beaucoup plus difficile. Ceux qui sont blessés ont du mal à pardonner. Mais on peut penser l’inverse aussi: celui qui a fait le mal — on voit ça chez les nazis —, après il se sent tellement coupable, affreux, qu’il faut que d’autres lui disent «tu es toujours un être humain, tu es autre chose que le mal que tu as fait», et ça c’est la non-violence. Par exemple, Thich Nhat Hanh a guéri de nombreux vétérans américains qui avaient commis des horreurs au Vietnam. Il y a eu cette image, qui a peut-être même été publiée, de deux soldats américains qui avaient mis un sandwich par terre avec une grenade; un enfant est passé par là, a tiré sur le pain pour le manger, la grenade a explosé et il a été tué. Les gars qui avaient fait ça s’en sont rendu compte après et ça a été l’enfer. Thich Nhat Hanh a fait des sessions et, quand ces gars-là sont venus, il leur a dit: «Maintenant, vous allez vous occuper des enfants qui souffrent. Il y a des enfants qui ont été abandonnés en Italie et qui ont besoin d’aide. C’est là que vous allez aller.» C’est ainsi que tu peux retrouver ta dignité.
LA COMMUNAUTE DE L’ARCHE
B. H.: On n’a pas du tout parlé de la communauté de l’Arche…
J.-B. L.: C’est l’acte de communion et l’expérimentation d’une société différente. C’est essayer de voir si c’est possible. Est-ce qu’on peut décider ensemble autrement, est-ce qu’on peut avoir un bien commun autrement? Certains vont avoir plus de besoins que d’autres, certains vont gagner plus et d’autres moins, certains vont avoir plus de besoins et gagner peut-être moins. Peut-on arriver à mettre tout cela ensemble et que ça marche? Peut-on arriver à décider ensemble avec des gens qui ont des gros caractères, ou qui sont parfois passionnés? Et puis moi aussi un jour est-ce que je ne serai pas affreux? Cela, c’est le pari de la communauté.
Tu te rends compte avec l’expérience, contrairement à l’erreur que nous avons commise, que la communauté n’est pas faite pour tout le monde. Nous l’avons cru en mai 68; il y avait beaucoup de communautés. En plus avec des gens qui n’avaient aucune formation spirituelle, qui ont pensé qu’il suffisait d’être des bons copains. Alors là, c’est la catastrophe, avec seulement des bons copains sans qu’il y ait une démarche plus forte, plus profonde, un témoignage social et une recherche intérieure; alors là, c’est vraiment casse-binette. Ou alors tu restes entre copains et ça marche, ça peut marcher, deux familles, deux couples. Parfois l’empêchement des communautés à grandir c’est que les gens s’entendent trop bien entre eux, les autres ne peuvent pas entrer. Ils n’ont pas les qualités pour s’entendre, ils vont apporter quelque chose de nouveau qui est insupportable.
Donc la communauté, c’est vraiment pour moi le lieu de la justice. Ce que tu produis dans ta vie en quantité, c’est comme les plantes, tu peux le donner. Les plantes, les animaux, ils donnent, qu’ils produisent beaucoup ou qu’ils produisent moins. Donc c’est arrêter de penser que tu as droit à plus parce que tu produis plus — cette injustice établie et consentie par tout le monde, car il y a un consentement à l’injustice.
La tribu ancienne dans ce sens-là était quand même un exemple de réalisation, même si elle était plus importante que la personne. Personne ne manquait. Dans une tribu, on partage tout, comme dans la communauté. Donc il n’y avait pas de gens qui quêtaient au coin de la rue. Quand les premiers indiens d’Amérique sont arrivés en France, amenés par nous pour leur montrer les grandeurs de notre civilisation, au XVIe siècle, ils se sont demandé: «Qui c’est celui-là? Pourquoi tend-il la main? Ça n’existe pas chez nous.» Chez les «sauvages», tout le monde a de quoi manger, tout le monde a un toit! Il y avait d’autres problèmes, bien sûr, mais pas celui-là…
Dans une tribu on partage tout, et dans l’État moderne, tu as toujours des gens qui souffrent. Tu as des exclusions beaucoup plus graves que dans les tribus. Dans une tribu, même si on tue celui qui a tué — ce qui n’est pas toujours le cas —, on réhabilite les fautifs par un travail de réparation quelconque. Chez les canaques, Pierre Parodi cite l’exemple d’un garçon qui avait molesté une jeune fille. Le conseil du village s’est réuni et a dit «ce sera quarante coups de bâton». Et c’est là que commence la sagesse des tribus: tous les amis du fautif viennent et disent: j’en prends cinq, moi trois, moi quatre. Il va quand même en rester un peu. C’est un peu comme tout à l’heure l’histoire de la femme adultère: moi aussi j’aurais pu le faire, moi aussi je l’ai peut-être désirée — je ne sais pas ce qu’il lui a fait à la fille — ou moi je l’ai fait mais ça ne s’est pas su. Et finalement tu es mon ami et cela compte plus que n’importe quoi, même si tu as commis un acte inacceptable, eh bien je ne te rejette pas. Certainement, tu n’oublieras pas que j’ai pris des coups pour toi. Si tu recommences, j’en prendrai encore avec toi. Je crois que cela pénètre plus profondément que les sanctions. Nous sommes loin du bouc émissaire et de son usage si développé dans notre civilisation..
C’est reconnaître le lien que tu as avec l’autre. Même s’il a fait quelque chose d’inacceptable, il ne mérite pas la mort. Au contraire, nous voulons vivre avec lui. Dans toutes les grandes civilisations on cherchait à continuer à vivre avec ceux qui ont fait le mal. Ça c’est grandiose. C’est la justice qui intègre l’amour. Non-violence devrait vouloir dire «justice d’amour». C’est d’abord un amour de la justice, mais c’est encore un peu faible si nous en restons là.
Il y aurait beaucoup à dire sur la communauté… Sur la vie simple… Et comme dans toutes les tribus, il y a une relation à l’immense, à l’infinitude, qui fait que la tribu, quelque part, est fille du ciel. Toutes les tribus sont filles du ciel. Elles se font appeler filles de quelque chose, d’un dieu quelconque, avec une mythologie extraordinaire qui explique leur origine céleste et ce qu’elles sont. On y partage tout, on y fait la fête, on y fait la guerre et on y fait aussi un travail intérieur.
B. H.: C’est comme vous, en gros.
J.-B. L.: C’est cela. La tribu! Une tribu moderne renouvelée!
B. H.: Vous n’avez pas de plumes…
J.-B. L.: Non, dommage, ce serait beaucoup mieux!
Notes : La Relation infinie, Daniel Vigne, Éd. du Cerf