Témoignages et contributions
La pêche au gros
par Jean-Claude Gaumer
Le texte qui suit est la transcription d’une cassette audio que Jean-Claude Gaumer (Reikai Vendetti) m’a adressée après la parution du livre que nous avions fait ensemble (1). Il l’a enregistrée dans son lit d’hôpital peu avant sa mort. C’est le récit d’un épisode de sa vie de disciple qui l’a beaucoup marqué: la pêche de l’étang du temple de la Gendronnière, sous sa responsabilité, et le fort contact qu’il eut ensuite avec Maître Deshimaru. Bien sûr, il manque ici le tonalité chaude et joyeuse de Jean-Claude, son accent inimitable, mais on reconnaîtra son art de conter et le langage fleuri qui était le sien (L. B.)
Rappelons que l’œuvre de Reikai Vendetti est présentée sur cette page (Le coin des peintres).
À la Gendronnière, pour en faire un lieu de pratique, Sensei (2) a souhaité que l’on pêche l’étang, qui regorgeait de poissons, afin de l’assainir, puis de le nettoyer et de le curer. Cet étang était à l’abandon depuis une quinzaine d’années et son envasement était très important. Il fut donc décidé de l’assécher dans la première semaine de novembre. Et pour l’écoulement du poisson, nous avons informé par affiches et par divers articles dans les journaux les habitants de la région que le poisson pêché serait vendu directement sur la chaussée de l’étang.
Le vendredi après-midi, nous avions construit deux cabanes en feuilles et en branches pour nous abriter de la pluie et offrir un lieu où l’on pourrait distribuer des boissons chaudes et des casse-croûte aux visiteurs. Il fut également construit trois viviers avec des bottes de paille couvertes de polyuréthanne, ceci afin d’avoir des bassins pour stocker le poisson pêché.
Ce samedi donc et ce dimanche, régnaient autour de l’étang une atmosphère de kermesse et un air bon enfant. Par groupes, les visiteurs venaient avec des paniers en osier afin d’acheter des poissons. Ces paniers contenaient également des bouteilles de vin du coin, qu’ils avaient amenées pour trinquer entre eux et évoquer des souvenirs. Le bord de l’étang était devenu une buvette et un comptoir à histoires.
L’assèchement de l’étang avait commencé dans la nuit de vendredi et, à partir de l’après-midi de samedi, à mesure que la surface de l’étang se réduisait, c’est par tonnes que le poisson se présentait aux vannes. Le samedi après-midi et tout le dimanche, ce fut un mouvement incessant de coups d’épuisette et de bassines transvasant le poisson de l’étang dans les viviers où on le stockait en vue de l’écouler. Toutes sortes de poissons apparurent: des gros, des moyens, des petits, des carpes, des gardons, des carnassiers, quelques sandres et une quantité impressionnante de carassins, un poisson sans valeur culinaire.
Par dizaines de milliers des alevins de toutes sortes se coinçaient la tête dans les grilles d’écoulement de la vanne et cela empêchait l’étang de se vider. Chacune des personnes présentes voulait sauver ces petits poissons prisonniers. Plus le temps passait, plus le poisson se pressait sur la vanne…
C’est alors que Sensei arriva. Après avoir salué tout le monde de la main, du regard, par les mots, il se campa sur la bonde et dit : « Il faut vider, il faut continuer. » La grille était complètement obstruée par les alevins, qui eux-mêmes étaient poussés par des tonnes de poissons. On divisa l’équipe en plusieurs groupes et on se répartit les tâches. Certains ne pêchaient que les gros, d’autres le tout venant.
Pour ma part, pour continuer l’assèchement, j’avais pris une bêche et verticalement je pris la décision de trancher les petits poissons qui obstruaient la grille à coups de bêche. Bientôt, l’ensemble devint un amas de têtes, de tripes, de queues, de sang et d’écailles. Deux personnes enlevaient à l’épuisette cette masse un peu écoeurante. Mais Sensei semblait satisfait de la méthode et il nous encouragea à continuer. De toutes façons il fallait finir la pêche et on ne pouvait pas laisser le restant des poissons à sec…
Tout fut fini une heure après la tombée de la nuit et le surplus du poisson a été déversé dans la rivière voisine. La douche, le savon et la mousse furent les bien venus et toute l’équipe éprouva un grand soulagement après cette pêche d’aventuriers.
Vers 19 heures, Anne-Marie (3) vint me voir pour me dire que Sensei m’invitait, ainsi que Jean-Marie, le responsable de la vente du poisson, à souper avec lui. Une friture de gardons nous attendait, ainsi que du bon vin blanc de la Loire. Sensei était heureux que tout ce soit bien terminé et il nous pressait de vider nos verres afin de goûter d’autres vins. La discussion s’engagea sur des odeurs marines et au rythme des vagues.
Sensei semblait très bien connaître le poisson, les variétés et les différentes techniques de pêche. Nous parlâmes de la pêche à l’anguille, poisson qu’il affectionnait particulièrement. Il m’enseigna qu’au Japon certains pêcheurs la pêchent à la vue, c’est-à-dire que, dans des trous d’anguille, ils glissent un genre de ressort fait de grappins minuscules. Le bon vin me déliant la langue, je lui expliquai mes diverses techniques de pêche et lui décrivis le matériel que j’utilisais.
Au fil des discussions, Sensei à un moment me dit : « Vous devez pêcher les gros poissons. » Je lui répondis que, dans le métier de pêcheur, on pêche ce qu’on peut et que les petits poissons, la friture, les sardines, souvent ça sauve une journée de labeur. À cela, Sensei répondait « les petits, ce n’est pas important », et en écartant les bras, il répétait « les gros, oui ». Pour ma part, je raisonnais en pêcheur et j’essayais de lui expliquer que, dans le milieu professionnel, on était bien souvent content de pêcher le menu fretin pour amortir les frais du bateau et nourrir la famille. Puis Sensei riait aux éclats et engageait la discussion sur la pratique juste de zazen, sur la détermination que doit avoir un responsable de dojo, son contrôle face aux désirs et également ce qu’il doit assumer en tant que responsable. Après quoi il me demandait comment ça allait à Toulouse, s’il y avait des débutants. Puis à nouveau, me regardant profondément, il revenait au « gros poisson ».
Par moment j’étais abasourdi, j’avais l’impression que Sensei sautait d’un bord à l’autre. Quant à moi, j’étais englué dans les poissons, comme ceux que j’avais pêchés pendant ces deux jours passés à la vanne. Il demandait à sa secrétaire de remplir nos verres et en riant disait « santé! »
Souvent, je me remémore cette bonne soirée, cette ambiance bon enfant baignée par les histoires de poissons. Pendant des années, ces gros poissons m’ont mangé, questionné et m’ont même accompagné dans la pêche au poisson d’écailles. Un jour j’ai compris qu’ils avaient des pieds, des bras, des mains, une tête et qu’ils pouvaient s’appeler disciples dragons, éléphants, tigres ou girafes…Tous les poissons ont la nature de bouddha, mais je suis l’enseignement de mon maître et je pêche le gros.
Notes :
1. Pèlerinage chez les maîtres éminents, Reikai Vendetti, Luc Boussard, Éditions Sully, Vannes, 2000.
2. Sensei: Maître Deshimaru
3. Anne-Marie: la secrétaire de maître Deshimaru